mercredi 18 novembre 2020

Ecriture Libre - "Le grille-pain" par Mathilde Bonzon (Partie 1)

                

Ce matin à 7h le réveil sonne. Comme tous les autres matins j’aimerais que ma couette m’engloutisse, qu’elle soit si lourde que je disparaisse dans mon matelas. Mais le travail m’attend, donc comme tous les autres matins je me lève, je me lave et je m’habille. J’arrive dans la cuisine pour me forcer à ingérer quelque chose, j’opte pour de la confiture sur du pain grillé. J’appuie sur le bouton de mon grille-pain et j’attends, le regard fixe, de voir les résistances rougir. Sauf que ce matin les résistances restent blanches. J’attends trois minutes, elles ne prennent pas de couleur et mon pain reste froid. Je sers les mâchoires, soupire longuement. Je suis déjà fatigué de ma journée. J’abandonne l’idée de manger, je songe à me recoucher... Après tout j'ai le temps, qu'est-ce qui me pousse à aller travailler ? Je suis loin d'avoir le job de mes rêves, mais mon travail m'offre quand même une certaine rémunération dont je ne peux me dispenser. Il est encore tôt mais tant pis, dépité, je prends mes clés et sors attendre mon tram. Sur le chemin jusqu’à l’arrêt je compte le temps qu’il me reste avant de retrouver mon lit ; il est 7h36, je me couche à peu près à 22h30, il me reste 15 heures et 4 minutes, soit 904 minutes, soit 54 240 secondes. C’est long, très long, ça me paraît insurmontable. Le tram est bondé, j’ai laissé ma place à une vieille dame, je suis donc debout, entouré d’inconnus qui sont bien trop près de moi, et qui n’ont visiblement pas tous eu la bonne idée de se doucher.

            

Je décide de sortir deux arrêts avant celui de mon travail. Je passe devant un magasin d’électro-ménager. Il vient d’ouvrir. N’ayant aucune envie d’arriver en avance au bureau, il me semble judicieux de rentrer pour acheter un nouveau grille-pain. J’arpente les rayons, je m’arrête quelques secondes devant des écrans plats d’une taille toute aussi délirante que leur prix. Qui a les moyens de s’acheter des choses pareilles ? Pas moi... Je reprends ma recherche et arrive enfin au rayon cuisine. Je trouve ce qu’il me fallait : il est petit, facile d’utilisation et surtout à un prix abordable. Je suis sur le point de rejoindre les caisses quand une femme se poste à l’entrée du rayon. Elle est grande, bien 1m70, de type asiatique. Elle a de longs cheveux noirs attachés en chignon. Elle doit être étudiante à en juger son sac et sa tenue. Elle me fixe d’un air un peu étrange. Elle est jalouse de mon grille-pain ? Je fais mine d’être fortement intéressé par une cafetière pour ne pas avoir à soutenir son regard. Mais je le sens quand même sur moi, il me brûle. Je me tourne légèrement vers elle en espérant être discret.

                 Elle s’approche, plus qu’un mètre nous séparant. Soudain je sens sa main sur mon épaule, par surprise je m’écarte et lui fait face. « Excusez-moi » murmure-t-elle d’une voix à peine audible. Je ne dis rien parce que je ne l’excuse pas de rendre ma journée encore plus pénible. Face à ce silence qui la dérange sans doute, elle se sent obligée d’expliquer son comportement. « Il y a un homme qui me suit depuis que je suis sortie du métro, il attend sur le trottoir d’en face que je sorte. J’ai pensé que peut-être vous pourriez faire comme si on se connaissait. Il me laissera tranquille une fois qu’il m’aura vue accompagnée d’un homme. Ça marche souvent comme ça. » Ha... Je n’avais pas prévu ça. Pourquoi ça tombe toujours sur moi ? Je n’ai pas de temps à perdre avec des bêtises pareilles. J’ai du mal à y croire. Bien-sûr avec le mouvement « me too » et autres revendications dans le genre j’ai entendu des témoignages similaires au sien. Mais à 8h du matin je ne pense pas qu’il y ait beaucoup d’hommes qui s’amusent à suivre une fille dans les rues. Et si c’est le cas elle peut bien demander de l’aide à quelqu’un d’autre. Est-ce qu’elle me ment et ce n’est là qu’une technique de drague douteuse ? « Vous parlez français ? » Sa question me coupe dans mes réflexions. C’est vrai que je n’ai pas dit le moindre mot depuis qu’elle m’a interpellé. Elle n’a pas l’air vraiment en grand danger et je n’ai franchement pas envie de jouer au prince charmant. Je saisis sa perche et fronce les sourcils tout en la regardant d’un air perdu. Elle paraît perplexe. Elle finit par abandonner et sort du magasin. Sérieusement elle aurait été plus paniquée que ça si elle avait vraiment peur ? J’aurais peut-être dû l’aider... De toutes manières elle est partie, je ne vais pas lui courir après. Je paye mon grille-pain et reprends le chemin du travail.
            
Je sors du magasin, mon nouvel objet sous le bras. Je fais à peine un pas dehors qu'une ombre noire se jette sur moi. Je suis complètement sonné, mais je sens quand même quelque chose de doux et humide se coller sur mes lèvres. Je prends conscience que mes yeux étaient restés fermés, je les rouvre donc pour finalement voir la fille de tout à l'heure. Cette illustre inconnue vient de me sauter dessus pour m'embrasser, en plein milieu de la rue. Elle me sourit. Mais elle s'attend à quoi la demoiselle ? Elle s'imagine que je vais lui sourire en retour, que ça ne me dérange pas le moins du monde de me faire agresser de la sorte. Je m'apprête à l'incendier quand je vois un homme d'une cinquantaine d'années la tirer en arrière par les cheveux. Elle lâche un cri strident, je reste là, sans bouger, ne sachant pas quoi faire. Tous les gens autour ont arrêté de marcher et nous regardent. L'homme lui donne deux coups de poings au visage. Il ne se maîtrise plus ça se voit, c'est sa colère qui l'anime. Il va la tuer s'il continue comme ça. Mes muscles finissent enfin par réagir. Ayant les bras encombrés, je lui donne donc un coup de pied à l'entre-jambe. Ça ne rate pas : il lâche la fille et se recroqueville sur lui-même en gémissant.

La fille est au sol entourée d'une flaque de sang. Elle est bien amochée mais elle semble respirer. Le temps que je me penche vers elle pour voir si elle est consciente, l'homme a pris la fuite. Une passante vient s'inquiéter de son état. Elle me dit qu'elle est infirmière. L'étudiante a ouvert les yeux, elle essaie de se redresser. L'infirmière me dit qu'elle va bien, que ses blessures ne devraient pas être trop dangereuses : « Si j'étais vous j'emmènerais quand même votre petite amie à l'hôpital parce que ce malade lui a ouvert l'arcade. Il lui faudra certainement des points de suture mais ça ce n'est pas très grave. En revanche il faut s'assurer qu'elle n'a pas de commotions cérébrales. Il me semble que personne n'a appelé les secours, je vous jure les gens aujourd'hui... ». Je regarde autour de moi et en effet chacun a repris son chemin, ils se sont tous détournés. « Je vais y aller moi, on m'attend au bloc, bon courage ! » L'infirmière s'en va, je la salue d'un signe de tête. J'aide la fille à se relever : « Vous n'êtes vraiment pas bavard vous !», dit-elle en essayant de sourire. Il est vrai que je n'ai pas dit un mot pendant que l'infirmière me donnait des conseils. « Je vous emmène à l'hôpital. », c'est tout ce que j'ai à lui dire.
                Elle se sent capable d'y aller à pieds, il n'est pas très loin. Je la soutiens par la taille au cas où elle tombe dans les pommes. « Je ne pensais pas qu'il était fou à ce point... Je suis désolée je ne savais pas quoi faire, j'avais vraiment peur, j'ai agi sur un coup de tête, je ne voulais pas vous mêler à ça. Enfin comment je pouvais deviner qu'il m'arriverait un truc pareil ? Je ne vais pas pouvoir aller à la fac... C'est dommage aujourd'hui j'avais mon cours de psychologie infantile... C'est tellement intéressant ! Les enfants ne structurent pas du tout leurs pensées de la même manière que nous vous le saviez ? » Bon elle va bien, ça c'est certain, vu le débit de parole qu'elle a. « Il faut que j'appelle mon chef », c'est tout ce qu'elle aura comme réponse. « Alors ? » demande-t-elle une fois que j'ai raccroché. « Tout est OK. », en effet mon chef est très compréhensif, il me donne ma journée. Premier point positif de cette matinée.
                

On arrive à l'hôpital où elle est prise en charge rapidement. J'hésite entre partir ou l’attendre... J'ai déjà été bête ce matin pensant qu'elle me mentait alors qu'elle était vraiment en danger ; je vais l'attendre. N'ayant rien à faire dans la salle d'attente je regarde toutes les fonctionnalités de mon grille-pain. Malheureusement je fais vite le tour vu qu'il ne fait qu'une chose : griller du pain. Je trouve donc une nouvelle occupation qui consiste à retenir son code-barres par cœur : 3 760262 11049. C'est peu utile mais c'est déjà deux minutes d'écoulées. Seulement la fille n'est pas revenue au bout de ces deux minutes. Bon, je vais donc faire la liste des informations que j'ai sur cette fille :
 
-  Elle a certainement des origines asiatiques

- Elle est étudiante en fac de psycho

- Elle parle beaucoup, trop!
- Elle s'est fait suivre dans la rue par cet homme, est-ce qu'elle le connaît ? Je ne pense pas, quand même elle se serait plus méfiée si elle le connaissait.
        Un infirmier fait irruption dans la salle d'attente accompagné de la fille. Elle a un gros pansement au niveau de l'arcade, mais elle marche toute seule. Son visage s'illumine en me voyant : « Ho Dieu merci, vous êtes resté ! » Je ne pensais pas lui manquer à ce point. « Elle va bien, l'IRM n'a rien montré d’inquiétant. Cependant le docteur demande qu'elle passe sa journée accompagnée, c'est plus prudent ne serait-ce que pour la soutenir dans son traumatisme. Madame Lieux m'a raconté ce qui l'a amené jusqu'à nous ! C'est révoltant ! Heureusement que vous étiez là ! ».
        Je prends un petit moment pour trier toutes les informations qu'il vient de me donner. Premièrement je peux ajouter son nom de famille à la liste des informations que j'ai sur elle. Deuxièmement il me flatte alors que je suis loin d'être un héros dans cette histoire. Troisièmement je vais devoir passer le reste de ma journée avec elle, j'ai du mal à savoir si je suis heureux ou désespéré... Après tout je n’aurais pas posé toute ma journée si je pensais qu'elle n'aurait besoin de moi que pour dix minutes. « Vous acceptez de me tenir compagnie ? » Elle pose sur moi un regard plein d'espoir. « Je crois ne pas avoir vraiment le choix. » Ma réponse semble la décevoir. Elle baisse les yeux. « Mais ne vous inquiétez pas ça me fait plaisir ! » Je tente de la rassurer, je n'aimerais pas qu'elle ait l'impression d'être un poids.
          
 
Elle signe quelques papiers et nous voilà dehors sans trop savoir où aller. « Le commissariat est par là-bas », dis-je en me tournant vers la droite. « D'accord, alors vous préférez qu'on aille chez vous ? » Qu'est-ce qu'elle me raconte ? J'ai un doute sur les résultats de l'IRM... Elle est complètement perdue. « Non je n'habite pas au commissariat, mais je pensais que vous alliez porter plainte pour votre agression. » Son visage s'assombrit. C'est étrange ; c'est la première fois que je la vois comme ça. Une pensée soudaine me fait réaliser que depuis notre rencontre elle n'a cessé de sourire et c'est seulement maintenant qu'elle semble blessée. « Je ne pense pas porter plainte, je suis assez fatiguée, on va plutôt aller chez moi, ce n’est pas grand mais je crois que je m'y sentirai mieux. » J’acquiesce et préfère ne rien dire. Je comprends parfaitement qu’elle préfère se reposer, on reparlera de la plainte plus tard. On se dirige donc vers la bouche de métro la plus proche. Sur le trajet jusqu’à sa résidence nous restons silencieux. C’est assez curieux qu’elle ne parle pas, elle a même fermé les yeux. Elle doit sans doute être en phase d’endormissement, bercée par les mouvements du métro.

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