dimanche 15 novembre 2020

CSD Terminale 1 - Cours du 16/11/2020: fin du cours sur "suis-je l'auteur de ma vie?"

Voilà l'enregistrement audio du cours pour le groupe en distanciel.  Bonne écoute!

  Avec Oedipe, la notion d’auteur revient à son origine latine: augere qui signifie augmenter. Être l’auteur de sa vie c’est augmenter le niveau d’intensité de son attention, de sa sensibilité à ce qui nous arrive, quelle que soit la teneur de ce qui nous arrive et en faire une œuvre, une bifurcation, un style nouveau inattendu, celui de l’élégie (de la plainte) pour Job, de l’errance pour Œdipe. Il ne faut pas voir cette errance comme désespérance mais bien comme une ligne de fuite consentie, épurée, géniale, inattendue, fulgurante et magique. Œdipe inaugure ainsi une façon d’être homme dépassant toutes les images, et tous les rôles, toutes les figures imposées par les fonctions sociales et politiques.
        Avec le personnage de sa fille, nous avons bel et bien la confirmation de cette lecture, car il ne fait aucun doute que c’est dans le fil de la complicité entre ce père aveugle et sa fille (mais elle est aussi sa demi-sœur) qu’Antigone tisse elle-même la puissance esthétique et tragique de son personnage. Antigone, comme son nom l’indique,  et comme Judith Butler le fait remarquer, est, dans la langue grecque « anti procréatrice »   (gonos: procréation) mais elle est aussi « anti-famille », « anti-sociale », « anti-légale », « anti-citoyenne », « anti-institutionnelle ». Elle est la femme de l’absolu non-lieu, atopique, anomique, anorexique. Elle met en demeure Créon de contrôler de l’incontrôlable, c’est-à-dire une autorité qui s’investit d’elle-même d’une puissance créatrice inouïe capable d’engendrer des discours aussi imparables, purs, exacts, sincères, vrais (au sens de parrhèsia). Suis-je l’autorité capable d’investir ma vie d’une dimension suffisamment pure, gratuite et pleine pour atteindre ce seuil tragique à partir duquel elle devient une œuvre? C’est à cette question qu’Antigone répond: « oui ». Elle est la figure la plus pure de l’autorité, défaisant un à un les liens de son obédience à ses fonctions de mère, d’épouse pour se vouer, de son vivant, à la cause d’un mort. Elle est une œuvre parce que l’histoire dont elle est l’héroïne décrit finalement la catharsis inhérente à la fonction même d’auteur. L’émotion qui s’impose au spectateur de la tragédie   résonne en lui de l’écho d’une dynamique de la purification qui est celle-là même de l’autorité existentielle et stylistique: jusqu’où puis-je aller dans l’efficience auto-affective d’une existence dont je suis à la fois la puissance affectée et affectante, l’auteur et la victime consentante.
        Avec Œdipe et Antigone, nous saisissons la dimension incroyablement paradoxale d’un tel sujet précisément parce que c’est avec ces deux personnages présentés comme les victimes les plus aliénées par un destin atroce que nous sommes précisément mis en présence de l’expression la plus juste et la plus épurée de la liberté. Œdipe et Antigone n’ont pas choisi leur vie mais ils se sont impliqués dans la tâche de devenir leur vie et ce jusqu’à ce que cela fasse « œuvre ».

    c) Etre-vers-la-mort (Heidegger 1889 - 1976)

                    Antigone est jeune. Elle se sait mortelle et avant d’aller défier Créon en enterrant son frère, elle défait un à un tous les liens qui pourraient la rattacher à un destin social, familial ou naturel. Elle se tourne exclusivement vers une cause politique qu’elle servira jusqu’à la mort. Sa puissance dans le face-à-face avec Créon et le fait que finalement elle va remporter ce duel s’appuie sur une mort qui dans son esprit est déjà une affaire conclue. Ce qui affronte le pouvoir politique de Créon, c’est une parole d’outre-tombe, parce qu’Antigone a déjà fait son deuil de tout accomplissement de soi dans la société selon les critères de cette société. Elle n’est plus citoyenne, femme, future épouse, future mère, mais comme le fait remarquer Judith Butler, elle reste une sœur. Elle est la voix pure, verticale et désintéressée de la « sororité » et c’est de sororité du genre humain dont il est ici question.

                        Mais ce qui nous intéresse ici plus particulièrement, c’est le fait que la démarche d’Antigone consiste à pousser à son extrémité l’activation d’une « autorité ». Comment faire en sorte qu’une parole puisse se libérer totalement, sans être parasitée ou influencée, contrainte par des intérêts, par des ambitions, par des « devoirs » autres que celui d’être une « soeur », une soeur totale, figurale, archétypale? Cette recherche va de pair avec l’œuvre parce que l’on ne peut pas viser cette autorité pure détachée des intéressements de toute vie sociale, citoyenne ou familiale sans de fait faire de sa vie « l’œuvre » même en tant qu’action gratuite. Comment faire parler la mort de telle sorte qu’elle soit à même de permettre aux hommes de recouvrer la raison qu’ils ont momentanément perdue? En occupant cette place étrange qui consiste à être la sœur « morte née » du genre humain, la sœur absolue dont la bienveillance inconditionnée fera plier le pouvoir temporel et provisoire des rois. Mais il faut pour cela s’être entièrement dépouillée de tout intérêt à vivre. Antigone est une figure qui donne à la notion d’existence humaine son rendement pur, plein, inconditionnel parce que l’exigence de liberté dépasse l’instinct de conservation et suit une autre dynamique que l’on peut appeler en reprenant l’appellation utilisée par Martin Heidegger dans « être et temps »: « L’être-vers-la-mort ».
        Il s’agit finalement de pousser l’envie d’exister à une telle limite qu’elle dépasse l’envie de vivre et s’appuie paradoxalement sur une dynamique d’une puissance inouïe en tant qu’elle se nourrit de la certitude avérée, incontournable de la mort. Face à la mort qui parle, on n’a pas d’autre alternative que celle de la ramener à ce qu’elle est déjà et c’est bien ce que fait Créon en condamnant Antigone à être enterrée vive. Mais c’est un pléonasme puisque c’est bel et bien ce qu’elle était déjà: une parole d’enterrée vive

     Or, il importe de considérer cette oeuvre de Sophocle et le personnage d’Antigone comme révélateurs d’une condition qui est nécessairement la notre, et ce à chaque instant. Nous n’existons qu’en étant continuellement adossés à cette possibilité qui se trouve être aussi une certitude, et cela jusqu’à ce que nous réalisions que vivre et mourir ne font qu’un, littéralement. La question de l’œuvre de notre vie se pose dés lors qu’au lieu de réfléchir à la question de savoir à quoi nous voulons consacrer notre vie, nous nous interrogeons plutôt sur la forme que doit revêtir notre mort, et cela sans héroïsme puisque de fait, cet instant durant lequel je vis est déjà en train de passer et il ne passe pas au gré d’un autre mouvement que celui-là même de ma mort. Nous sommes les auteurs de notre vie à notre corps défendant puisque nous ne vivons que pour mourir, mais c’est précisément en passant de ce corps défendant à un corps consentant que nous libérons pleinement notre autorité d’auteur parce que nous assumons alors cette dimension de pure gratuité que revêt une existence bien comprise.
         
Ceci pourrait être exprimé encore plus simplement: quelles sont les caractéristiques d’une œuvre d’art?

- Sa gratuité: une œuvre d’art n’est pas fonctionnelle. Elle ne présente ni ne sert aucun intérêt
- Son unicité: elle n’est comparable à aucune autre œuvre et à aucun autre objet ou ustensile. Elle est créée par un artiste  et n’aurait pas pu être créée par un autre.
- Son irrévocabilité: une œuvre d’art est parfaitement imprévisible, improgrammable et sous cette angle elle n’était possible nulle part avant d’être. Elle est impossible mais en même temps, il faut bien qu’elle soit possible puisque de fait, elle est. Une œuvre d’art est, au sens propre, une impossible possibilité.
            Or ces trois caractéristiques de l’œuvre se retrouve trait pour trait dans les conditions données de notre existence dés lors que nous la fixons avec des yeux affûtés:
- Nous existons gratuitement parce que tout ce que je fais dans cette vie mortelle est déjà en train de se défaire. Ce que je vis est aussi ce que je me tue à faire, ce qui justifie de notre part une attention forte, quasiment sacrée à toute parcelle de notre existence qui acquiert ainsi un prix incalculable. Gratuité
- Notre rapport à la mort nous fait comprendre que nous sommes uniques pour la bonne et simple raison que personne ne peut mourir à notre place. L’être vers la mort nous situe à la place que nous ne pouvons échanger. Nous y sommes celui que nous sommes. Unicité
- La voix d’Antigone se situe dans cette improbable zone qui lui permet de parler vivante à partir d’une mort qu’elle a déjà actée. C’est finalement ce que nous faisons toutes et tous de façon moins assumée puisque l’avancée de cette mort à venir, toujours déjà là, menaçante et active, est exactement le mouvement même dans lequel nous nous accommodons d’une possibilité de vivre au fil d'une sorte de procrastination existentielle, de remise à plus tard d’une mort toujours déjà actée. C'est comme un DM dont on recule d'autant plus le moment de le faire que l'on sait la date de remise définitive et arrêtée.   Irrévocabilité
            Exister c’est créer du possible dans de l'impossible, se situer continuellement sur cette ligne de crête entre l'impossibilité radicale de vivre (puisque je suis mortel, taillé dans le marbre de cette mortalité là) et la nécessité de dégager de cette fragilité, de ce bloc de contingence fatale (oxymore qui fait sens), quelque chose qui fasse une vie, une errance, un sillon. Être l'auteur de sa vie dés lors c'est libérer cette puissance de bifurcation, de contournement, de création au fil de laquelle, au sens propre, nous faisons exister notre mort. Nous la faisons consister, comme un sculpteur, dans le mouvement d'un burin qui sait qu'il n'aura jamais raison de son marbre et que c'est exactement dans cette interdiction là que se fait la statue.
            Heidegger a donc raison d’insister sur cette dimension qui est celle de la plus grande lucidité qu’il nous soit donnée d’acquérir: « Tout enfant qui naît est assez vieux pour mourir » comme le dit Héraclite parce que vivre et mourir ne font qu’un. Exister est la ligne de faille et d’accomplissement de soi comme œuvre qui se dessine dans la fracture de ces deux notions contraires.
        

Conclusion
            
Nous sommes partis de la pluralité de sens que pouvait revêtir la notion d’auteur, celle-ci pouvant se décliner d’un point de vue métaphysique, moral, esthétique. Autant les prises de position de Descartes et de Jean-Paul Sartre en faveur de l’existence d’un libre arbitre prêtent à discussion, autant l’affirmation d’une nature fondamentalement esthétique de notre vie comme œuvre nous apparaît hors de doute. Toute existence humaine est nécessairement gratuite, unique et irrévocable, exactement comme toute œuvre d’art. Toutefois, ce n’est pas parce que notre vie est existentiellement une œuvre d’art que nous avons réalisé, compris qu’elle en est une, encore moins que nous en sommes les auteurs. Mais alors en quoi peut consister cette réalisation? La figure mythologique d’Antigone nous a permis de répondre à cette question: Nous sommes les auteurs de notre vie lorsque nous nous investissons nous-mêmes d’une autorité pure, verticale et parfaitement asociale. Il n’est pas nécessaire de réaliser cette assomption par la révolte. Elle peut parfaitement s’accomplir dans le silence d’une vie humble, habitée dans la pleine et entière conscience de ce qu’elle est, à savoir, comme Heidegger l’a parfaitement compris un "être vers la mort".

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire