dimanche 15 novembre 2020

CSD 2020 Terminale 3 - Cours du 16/11/2020: Suis-je l'auteur de ma vie?

 Voici les enregistrements audio de ce cours pour le groupe en distanciel. Bonne écoute à vous!

 

 L’utilisation de la langue faite par Javier dans la description de son passé ne se contente pas de coller davantage à l’authenticité de son désir, elle s’émancipe aussi de tout ce que la description d’une situation peut avoir de « convenu », de conforme à des modalités d’interprétation superficielles: on va à une réunion politique pour des raisons politiques. Mais alors non seulement on se ment à soi-même, mais on contient son usage de la langue à l’expression pauvre, anesthésiante d’une simple restitution d’expériences communes. Javier en osant dire la vérité de son désir fait coup double: il s’avoue tel qu’il fût mais il le fait à l’occasion d’un récit nouveau qui, non seulement fait sens, lui rend une forme de continuité susceptible enfin de rendre compte de l’unité d’un passé mais aussi d’un « personnage ». Qu’est-ce qu’un militant politique allant à des réunions politiques pour des raisons politiques a d’intéressant, de porteur d’un point de vue littéraire? Rien: il en va tout autrement du vrai Javier.


Il est « devenu » ce qu’il est, c’est-à-dire qu’il a fait advenir à la surface d’un récit plus stylisé, plus original et plus littéraire, la vérité de ce qu’il était sans le savoir, la vérité de ce qui l’animait sans qu’il le réalise à l’instant même de l’expérience. Il y a ici quelque chose de littéral dans le littéraire. C’est comme si les circonstances de la vie nous imposaient des « rôles », des places, des situations qu’il n’est aucunement en notre pouvoir de refuser ou d’accepter. De fait, comme le pense Jean-Paul Sartre, nous n’avons pas d’autres scènes, pas d’autres réalités à incarner, mais, là où le philosophe existentialiste voit l’exercice d’un libre arbitre, ne s’effectue authentiquement qu’une assomption toute à la fois morale et esthétique qui permet à l’auteur de dépasser l’agent et de s’effectuer dans ce doublage de l’identité narrative, dans cette constitution en récit d’une vie dont on subit d’abord l’impact physique.  « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » dit Joë Bousquet. Les évènements de notre vie sont « là » comme des figures imposées, autant dire qu’ils sont quasiment hors du temps. Nous ne pouvons être ce que nous sommes qu’en assumant cette impersonnalité et cette intemporalité des faits qui nous arrivent et qui, de ce point de vue, nous « font », nous constituent. Mais alors en quoi consistons-nous? Quelle est cette efficience dont je pourrai dire qu’elle est mienne ou qu’elle est « moi » dans ce véritable « laminoir », dans cette « machine à broyer » qu’est cette succession de fatalités factuelles au travers desquelles toute vie passe et se fait broyer ?
        La réponse se situe exactement dans la perspective pointée par Gilles Deleuze de la quasi-causalité. On est l’auteur de sa vie lorsque l’on se révèle capable d’être plus, ou mieux ou différemment ce que nous sommes, exactement comme Joë Bousquet va créer « une certaine façon » d’être handicapé des deux jambes, ou Job d’être le jouet d’un Dieu qui fait le fanfaron aux yeux du diable. De la même façon que Javier assume et personnalise par son récit la situation qui lui fut faite d’opposant politique « amoureux », nous devenons les auteurs de notre vie lorsque nous nous ingénions à vouloir les évènements qui nous arrivent parce que nous avons compris qu’ils sont pour nous la seule occasion d’être ce que nous sommes. Cela nous donne en même temps toute latitude pour le vouloir d‘une certaine façon, avec une certaine intensité. C’est là tout le sens de la célèbre admonestation d’Epictète: « n’essaie pas de vouloir que les choses arrivent comme tu le veux mais fais en sorte de vouloir qu'elles arrivent comme elles arrivent et tu seras heureux. »
            

                        Etre l’auteur de sa vie ne consiste plus ici à décider des évènements de sa vie mais à les vivre au gré d’une intensité « voulante », de telle sorte que notre puissance d’agir s’y effectue, s’y libère. Qu’est-ce que ça veut dire?  Qu’aucun de nous n’a à se situer en tant que décideur de sa vie mais simplement en tant que variable intensive de toutes ses séquences de vie. Tout ce que j’ai à faire, c’est à vouloir ce qui m’arrive en même temps que cela m’arrive et plus que tout à le vouloir intensément. Joë Bousquet n’a pas à vouloir son infirmité mais à vouloir en elle, parce qu’il n’est Joë Bousquet nulle part ailleurs que dans cette infirmité. Nous voyons bien ici dans ce stoïcisme moderne tout ce qui sépare la quasi-causalité de la thèse de Sartre parce qu’il n’est nulle part question de choix mais de puissance. On pourrait presque dire de « voltage ». Que suis-je à ma vie? La réponse est : « son intensification » et cette intensité forte a nécessairement à voir avec l’art parce qu’une œuvre n’est ni plus ni moins que la saisie de « ce qui oeuvre » dans le réel , ce qui s’y accomplit en tant que nature naturante ou pour Nietzsche en tant que « volonté de puissance ». Il s’agit finalement ni plus ni moins que de nous efforcer continûment « d’être plus » dans ce brassage d'affects par le filtre duquel nous nous efforçons d’exister, de tenir, de maintenir notre désir d’être, d’augmenter notre puissance.
        Le mouvement d’être l’auteur de sa vie passe ainsi moins par la tentative de diriger que par la capacité à s’affûter, à se raffiner comme on dit de l’essence d’une substance chimique. De cette matière grossière et mixte que je suis d’abord en tant que nous faisons tous continuellement l’objet de parasitages, de jeux d’influence et d’édulcorations diverses visant à nous faire entrer dans "le troupeau des gens normaux", il me faut parvenir à l’essence purifiée d’une stricte et exacte venue au monde.
        Dans le fait d’être soi-même, s’effectue toute autre chose que la réalisation d’une évidence à savoir la promesse et l’ouverture d’un cheminement. « Moi » n’est pas ce que je suis, mais ce qu’il me reste à devenir dans l’épreuve épuisante et esthétique d’un perpétuel dépassement. Œdipe n’est pas tant le personnage d’une tragédie que le devenir tragique, esthétique de tout homme. Il n’est pas en son pouvoir d’être quelqu’un d’autre que le meurtrier de son père et l’amant de sa mère mais ce qui est en son pouvoir c’est de le savoir et de l’assumer dans le trajet sidérant d’une vie qui, de ce fait, devient la matière esthétique d’une histoire, d’un destin tragique. L'existence est une épreuve sportive dont les figures sont imposées et dont tout l'art consiste à assumer l'inassumable, à accepter l'inacceptable, à le gérer subtilement par des bifurcations esthétiques, inattendues.
            
        En un sens, il faut contrarier ce premier mouvement qui nous a conduit à interpréter la vie d’œdipe comme celle d’un homme injustement voué à vivre une autre existence que la sienne. Ce qui s’effectue, au contraire dans cette tragédie, c’est ce mouvement insistant, presque entêté par le biais duquel un homme va peu à peu se couler dans le creuset abject d’une existence qui nous semble à tous égards « inhabitable », invivable, impraticable.

        Il existe ainsi une lecture particulièrement féconde de la tragédie d’œdipe, c’est celle qui prête moins attention à ce qu’il devient qu’à son malheur ou à sa chute. Généralement on raconte son histoire en considérant qu’elle finit là où s’effectue en réalité un commencement, à savoir son errance de vagabond aveugle accompagné par sa fille Antigone.
        Œdipe croit d’abord aux fonctions, aux honneurs, aux charges et aux dénominations symboliques. Il pense être le fils du roi de Corinthe, Polybe puis apprend qu’il ne l’est pas, part donc en quête de sa véritable origine, tuant, sans le savoir, son géniteur puis répond à l’énigme de la sphinge, devenant alors roi de Thèbes. Il est d’autant plus le jouet du destin qu’il veut finalement s’en constituer un, destin qu’en un sens, il accomplira en sachant très précisément « qui » il est. De nous lequel peut en dire autant?
        Guidé par sa fille, Œdipe erre dans la Grèce aveugle et « extra-lucide » Nous ne saurons jamais finalement si sa vie est aussi tragique parce « qu’elle était écrite » ou parce qu’il l’a prise vraiment au pied de la lettre, s’efforçant de voir clair dans l’obscur, de porter jusqu’à ses conséquences ultimes l’acte de se connaître lui-même, de ne se prendre pour personne d’autre. Il s’est finalement trouvé au-delà ou en-deçà de toutes ces dénominations politiques, familiales, sociales ou politiques. Esthétique vient du grec esthesis qui signifie sensation et de fait c’est encore trop peu que de dire de la vie d’œdipe qu’elle fut au sens littéral « sensationnelle », ou du moins, sur un mode moins provocateur: «  sensitive ». Œdipe n’a cessé de se tromper sur ce qu’il était mais il n’a jamais, pour autant, arrêté de se sentir exister. C’est dire à quel point son existence fut esthétique, notamment par tout ce qui d’elle reste empreint de ce désir d’assumer sa vie qui fut celui d’œdipe.
          
Avec lui, la notion d’auteur revient à son origine latine: augere qui signifie augmenter. Être l’auteur de sa vie c’est augmenter le niveau d’intensité de son attention, de sa sensibilité à ce qui nous arrive, quelle que soit la teneur de ce qui nous arrive et en faire une œuvre, une bifurcation, un style nouveau inattendu, celui de l’élégie (de la plainte) pour Job, de l’errance pour Œdipe. Il ne faut pas voir cette errance comme désespérance mais bien comme une ligne de fuite consentie, épurée, géniale, inattendue, fulgurante et magique. Œdipe inaugure ainsi une façon d’être homme dépassant toutes les images, et tous les rôles, toutes les figures imposées par les fonctions sociales et politiques.

        Avec le personnage de sa fille, nous avons bel et bien la confirmation de cette lecture, car il ne fait aucun doute que c’est dans le fil de la complicité entre ce père aveugle et sa fille (mais elle est aussi sa demi-sœur) qu’Antigone tisse elle-même la puissance esthétique et tragique de son personnage. Antigone, comme son nom l’indique,  et comme Judith Butler le fait remarquer, est, dans la langue grecque « anti procréatrice »   (gonos: procréation) mais elle est aussi « anti-famille », « anti-sociale », « anti-légale », « anti-citoyenne », « anti-institutionnelle ». Elle est la femme de l’absolu non-lieu, atopique, anomique, anorexique. Elle met en demeure Créon de contrôler de l’incontrôlable, c’est-à-dire une autorité qui s’investit d’elle-même d’une puissance créatrice inouïe capable d’engendrer des discours aussi imparables, purs, exacts, sincères, vrais (au sens de parrhèsia). Suis-je l’autorité capable d’investir ma vie d’une dimension suffisamment pure, gratuite et pleine pour atteindre ce seuil tragique à partir duquel elle devient une œuvre? C’est à cette question qu’Antigone répond: « oui ». Elle est la figure la plus pure de l’autorité, défaisant un à un les liens de son obédience à ses fonctions de mère, d’épouse pour se vouer, de son vivant, à la cause d’un mort. Elle est une œuvre parce que l’histoire dont elle est l’héroïne décrit finalement la catharsis inhérente à la fonction même d’auteur. L’émotion qui s’impose au spectateur de la tragédie   résonne en lui de l’écho d’une dynamique de la purification qui est celle-là même de l’autorité existentielle et stylistique: jusqu’où puis-je aller dans l’efficience auto-affective d’une existence dont je suis à la fois la puissance affectée et affectante, l’auteur et la victime consentante.
        Avec Œdipe et Antigone, nous saisissons la dimension incroyablement paradoxale d’un tel sujet précisément parce que c’est avec ces deux personnages présentés comme les victimes les plus aliénées par un destin atroce que nous sommes précisément mis en présence de l’expression la plus juste et la plus épurée de la liberté. Œdipe et Antigone n’ont pas choisi leur vie mais ils se sont impliqués dans la tâche de devenir leur vie et ce jusqu’à ce que cela fasse « œuvre ».

    c) Etre-vers-la-mort (Heidegger 1889 - 1976)
       
             

                    Antigone est jeune. Elle se sait mortelle et avant d’aller défier Créon en enterrant son frère, elle défait un à un tous les liens qui pourraient la rattacher à un destin social, familial ou naturel. Elle se tourne exclusivement vers une cause politique qu’elle servira jusqu’à la mort. Sa puissance dans le face-à-face avec Créon et le fait que finalement elle va remporter ce duel s’appuie sur une mort qui dans son esprit est déjà une affaire conclue. Ce qui affronte le pouvoir politique de Créon, c’est une parole d’outre-tombe, parce qu’Antigone a déjà fait son deuil de tout accomplissement de soi dans la société selon les critères de cette société. Elle n’est plus citoyenne, femme, future épouse, future mère, mais comme le fait remarquer Judith Butler, elle reste une sœur. Elle est la voix pure, verticale et désintéressée de la « sororité » et c’est de sororité du genre humain dont il est ici question.
            
                        Mais ce qui nous intéresse ici plus particulièrement, c’est le fait que la démarche d’Antigone consiste à pousser à son extrémité l’activation d’une « autorité ». Comment faire en sorte qu’une parole puisse se libérer totalement, sans être parasitée ou influencée, contrainte par des intérêts, par des ambitions, par des « devoirs » autres que celui d’être une « soeur », une soeur totale, figurale, archétypale? Cette recherche va de pair avec l’œuvre parce que l’on ne peut pas viser cette autorité pure détachée des intéressements de toute vie sociale, citoyenne ou familiale sans de fait faire de sa vie « l’œuvre » même en tant qu’action gratuite. Comment faire parler la mort de telle sorte qu’elle soit à même de permettre aux hommes de recouvrer la raison qu’ils ont momentanément perdue? En occupant cette place étrange qui consiste à être la sœur « morte née » du genre humain, la sœur absolue dont la bienveillance inconditionnée fera plier le pouvoir temporel et provisoire des rois. Mais il faut pour cela s’être entièrement dépouillée de tout intérêt à vivre. Antigone est une figure qui donne à la notion d’existence humaine son rendement pur, plein, inconditionnel parce que l’exigence de liberté dépasse l’instinct de conservation et suit une autre dynamique que l’on peut appeler en reprenant l’appellation utilisée par Martin Heidegger dans « être et temps »: « L’être-vers-la-mort ».

        Il s’agit finalement de pousser l’envie d’exister à une telle limite qu’elle dépasse l’envie de vivre et s’appuie paradoxalement sur une dynamique d’une puissance inouïe en tant qu’elle se nourrit de la certitude avérée, incontournable de la mort. Face à la mort qui parle, on n’a pas d’autre alternative que celle de la ramener à ce qu’elle est déjà et c’est bien ce que fait Créon en condamnant Antigone à être enterrée vive. Mais c’est un pléonasme puisque c’est bel et bien ce qu’elle était déjà: une parole d’enterrée vive.
          

Or, il importe de considérer cette oeuvre de Sophocle et le personnage d’Antigone comme révélateurs d’une condition qui est nécessairement la notre, et ce à chaque instant. Nous n’existons qu’en étant continuellement adossés à cette possibilité qui se trouve être aussi une certitude, et cela jusqu’à ce que nous réalisions que vivre et mourir ne font qu’un, littéralement. La question de l’œuvre de notre vie se pose dés lors qu’au lieu de réfléchir à la question de savoir à quoi nous voulons consacrer notre vie, nous nous interrogeons plutôt sur la forme que doit revêtir notre mort, et cela sans héroïsme puisque de fait, cet instant durant lequel je vis est déjà en train de passer et il ne passe pas au gré d’un autre mouvement que celui-là même de ma mort. Nous sommes les auteurs de notre vie à notre corps défendant puisque nous ne vivons que pour mourir, mais c’est précisément en passant de ce corps défendant à un corps consentant que nous libérons pleinement notre autorité d’auteur parce que nous assumons alors cette dimension de pure gratuité que revêt une existence bien comprise.
 

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