lundi 16 novembre 2020

CSD (Cours Semi-Distanciel) Tle 2 - 17/11/2020


Voici l'enregistrement audio du cours. Bonne lecture

Avec lui, la notion d’auteur revient à son origine latine: augere qui signifie augmenter. Être l’auteur de sa vie c’est augmenter le niveau d’intensité de son attention, de sa sensibilité à ce qui nous arrive, quelle que soit la teneur de ce qui nous arrive et en faire une œuvre, une bifurcation, un style nouveau inattendu, celui de l’élégie (de la plainte) pour Job, de l’errance pour Œdipe. Il ne faut pas voir cette errance comme désespérance mais bien comme une ligne de fuite consentie, épurée, géniale, inattendue, fulgurante et magique. Œdipe inaugure ainsi une façon d’être homme dépassant toutes les images, et tous les rôles, toutes les figures imposées par les fonctions sociales et politiques.
        Avec le personnage de sa fille, nous avons bel et bien la confirmation de cette lecture, car il ne fait aucun doute que c’est dans le fil de la complicité entre ce père aveugle et sa fille (mais elle est aussi sa demi-sœur) qu’Antigone tisse elle-même la puissance esthétique et tragique de son personnage. Antigone, comme son nom l’indique,  et comme Judith Butler le fait remarquer, est, dans la langue grecque « anti procréatrice »   (gonos: procréation) mais elle est aussi « anti-famille », « anti-sociale », « anti-légale », « anti-citoyenne », « anti-institutionnelle ». Elle est la femme de l’absolu non-lieu, atopique, anomique, anorexique. Elle met en demeure Créon de contrôler de l’incontrôlable, c’est-à-dire une autorité qui s’investit d’elle-même d’une puissance créatrice inouïe capable d’engendrer des discours aussi imparables, purs, exacts, sincères, vrais (au sens de parrhèsia). Suis-je l’autorité capable d’investir ma vie d’une dimension suffisamment pure, gratuite et pleine pour atteindre ce seuil tragique à partir duquel elle devient une œuvre? C’est à cette question qu’Antigone répond: « oui ». Elle est la figure la plus pure de l’autorité, défaisant un à un les liens de son obédience à ses fonctions de mère, d’épouse pour se vouer, de son vivant, à la cause d’un mort. Elle est une œuvre parce que l’histoire dont elle est l’héroïne décrit finalement la catharsis inhérente à la fonction même d’auteur. L’émotion qui s’impose au spectateur de la tragédie   résonne en lui de l’écho d’une dynamique de la purification qui est celle-là même de l’autorité existentielle et stylistique: jusqu’où puis-je aller dans l’efficience auto-affective d’une existence dont je suis à la fois la puissance affectée et affectante, l’auteur et la victime consentante.
        Avec Œdipe et Antigone, nous saisissons la dimension incroyablement paradoxale d’un tel sujet précisément parce que c’est avec ces deux personnages présentés comme les victimes les plus aliénées par un destin atroce que nous sommes précisément mis en présence de l’expression la plus juste et la plus épurée de la liberté. Œdipe et Antigone n’ont pas choisi leur vie mais ils se sont impliqués dans la tâche de devenir leur vie et ce jusqu’à ce que cela fasse « œuvre ».

    c) Etre-vers-la-mort (Heidegger 1889 - 1976)
       
             

                    Antigone est jeune. Elle se sait mortelle et avant d’aller défier Créon en enterrant son frère, elle défait un à un tous les liens qui pourraient la rattacher à un destin social, familial ou naturel. Elle se tourne exclusivement vers une cause politique qu’elle servira jusqu’à la mort. Sa puissance dans le face-à-face avec Créon et le fait que finalement elle va remporter ce duel s’appuie sur une mort qui dans son esprit est déjà une affaire conclue. Ce qui affronte le pouvoir politique de Créon, c’est une parole d’outre-tombe, parce qu’Antigone a déjà fait son deuil de tout accomplissement de soi dans la société selon les critères de cette société. Elle n’est plus citoyenne, femme, future épouse, future mère, mais comme le fait remarquer Judith Butler, elle reste une sœur. Elle est la voix pure, verticale et désintéressée de la « sororité » et c’est de sororité du genre humain dont il est ici question.

            

                        Mais ce qui nous intéresse ici plus particulièrement, c’est le fait que la démarche d’Antigone consiste à pousser à son extrémité l’activation d’une « autorité ». Comment faire en sorte qu’une parole puisse se libérer totalement, sans être parasitée ou influencée, contrainte par des intérêts, par des ambitions, par des « devoirs » autres que celui d’être une « soeur », une soeur totale, figurale, archétypale? Cette recherche va de pair avec l’œuvre parce que l’on ne peut pas viser cette autorité pure détachée des intéressements de toute vie sociale, citoyenne ou familiale sans de fait faire de sa vie « l’œuvre » même en tant qu’action gratuite. Comment faire parler la mort de telle sorte qu’elle soit à même de permettre aux hommes de recouvrer la raison qu’ils ont momentanément perdue? En occupant cette place étrange qui consiste à être la sœur « morte née » du genre humain, la sœur absolue dont la bienveillance inconditionnée fera plier le pouvoir temporel et provisoire des rois. Mais il faut pour cela s’être entièrement dépouillée de tout intérêt à vivre. Antigone est une figure qui donne à la notion d’existence humaine son rendement pur, plein, inconditionnel parce que l’exigence de liberté dépasse l’instinct de conservation et suit une autre dynamique que l’on peut appeler en reprenant l’appellation utilisée par Martin Heidegger dans « être et temps »: « L’être-vers-la-mort ».

        Il s’agit finalement de pousser l’envie d’exister à une telle limite qu’elle dépasse l’envie de vivre et s’appuie paradoxalement sur une dynamique d’une puissance inouïe en tant qu’elle se nourrit de la certitude avérée, incontournable de la mort. Face à la mort qui parle, on n’a pas d’autre alternative que celle de la ramener à ce qu’elle est déjà et c’est bien ce que fait Créon en condamnant Antigone à être enterrée vive. Mais c’est un pléonasme puisque c’est bel et bien ce qu’elle était déjà: une parole d’enterrée vive.
          


Or, il importe de considérer cette oeuvre de Sophocle et le personnage d’Antigone comme révélateurs d’une condition qui est nécessairement la notre, et ce à chaque instant. Nous n’existons qu’en étant continuellement adossés à cette possibilité qui se trouve être aussi une certitude, et cela jusqu’à ce que nous réalisions que vivre et mourir ne font qu’un, littéralement. La question de l’œuvre de notre vie se pose dés lors qu’au lieu de réfléchir à la question de savoir à quoi nous voulons consacrer notre vie, nous nous interrogeons plutôt sur la forme que doit revêtir notre mort, et cela sans héroïsme puisque de fait, cet instant durant lequel je vis est déjà en train de passer et il ne passe pas au gré d’un autre mouvement que celui-là même de ma mort. Nous sommes les auteurs de notre vie à notre corps défendant puisque nous ne vivons que pour mourir, mais c’est précisément en passant de ce corps défendant à un corps consentant que nous libérons pleinement notre autorité d’auteur parce que nous assumons alors cette dimension de pure gratuité que revêt une existence bien comprise.
         
Ceci pourrait être exprimé encore plus simplement: quelles sont les caractéristiques d’une œuvre d’art?

- Sa gratuité: une œuvre d’art n’est pas fonctionnelle. Elle ne présente ni ne sert aucun intérêt
- Son unicité: elle n’est comparable à aucune autre œuvre et à aucun autre objet ou ustensile. Elle est créée par un artiste  et n’aurait pas pu être créée par un autre.
- Son irrévocabilité: une œuvre d’art est parfaitement imprévisible, improgrammable et sous cette angle elle n’était possible nulle part avant d’être. Elle est impossible mais en même temps, il faut bien qu’elle soit possible puisque de fait, elle est. Une œuvre d’art est, au sens propre, une impossible possibilité.
            Or ces trois caractéristiques de l’œuvre se retrouve trait pour trait dans les conditions données de notre existence dés lors que nous la fixons avec des yeux affûtés:
- Nous existons gratuitement parce que tout ce que je fais dans cette vie mortelle est déjà en train de se défaire. Ce que je vis est aussi ce que je me tue à faire, ce qui justifie de notre part une attention forte, quasiment sacrée à toute parcelle de notre existence qui acquiert ainsi un prix incalculable. Gratuité
- Notre rapport à la mort nous fait comprendre que nous sommes uniques pour la bonne et simple raison que personne ne peut mourir à notre place. L’être vers la mort nous situe à la place que nous ne pouvons échanger. Nous y sommes celui que nous sommes. Unicité
- La voix d’Antigone se situe dans cette improbable zone qui lui permet de parler vivante à partir d’une mort qu’elle a déjà actée. C’est finalement ce que nous faisons toutes et tous de façon moins assumée puisque l’avancée de cette mort à venir, toujours déjà là, menaçante et active, est exactement le mouvement même dans lequel nous nous accommodons d’une possibilité de vivre au fil d'une sorte de procrastination existentielle, de remise à plus tard d’une mort toujours déjà actée. C'est comme un DM dont on recule d'autant plus le moment de le faire que l'on sait la date de remise définitive et arrêtée.   Irrévocabilité
            Exister c’est créer du possible dans de l'impossible, se situer continuellement sur cette ligne de crête entre l'impossibilité radicale de vivre (puisque je suis mortel, taillé dans le marbre de cette mortalité là) et la nécessité de dégager de cette fragilité, de ce bloc de contingence fatale (oxymore qui fait sens), quelque chose qui fasse une vie, une errance, un sillon. Être l'auteur de sa vie dés lors c'est libérer cette puissance de bifurcation, de contournement, de création au fil de laquelle, au sens propre, nous faisons exister notre mort. Nous la faisons consister, comme un sculpteur, dans le mouvement d'un burin qui sait qu'il n'aura jamais raison de son marbre et que c'est exactement dans cette interdiction là que se fait la statue.
            Heidegger a donc raison d’insister sur cette dimension qui est celle de la plus grande lucidité qu’il nous soit donnée d’acquérir: « Tout enfant qui naît est assez vieux pour mourir » comme le dit Héraclite parce que vivre et mourir ne font qu’un. Exister est la ligne de faille et d’accomplissement de soi comme œuvre qui se dessine dans la fracture de ces deux notions contraires.
        


Conclusion
            
Nous sommes partis de la pluralité de sens que pouvait revêtir la notion d’auteur, celle-ci pouvant se décliner d’un point de vue métaphysique, moral, esthétique. Autant les prises de position de Descartes et de Jean-Paul Sartre en faveur de l’existence d’un libre arbitre prêtent à discussion, autant l’affirmation d’une nature fondamentalement esthétique de notre vie comme œuvre nous apparaît hors de doute. Toute existence humaine est nécessairement gratuite, unique et irrévocable, exactement comme toute œuvre d’art. Toutefois, ce n’est pas parce que notre vie est existentiellement une œuvre d’art que nous avons réalisé, compris qu’elle en est une, encore moins que nous en sommes les auteurs. Mais alors en quoi peut consister cette réalisation? La figure mythologique d’Antigone nous a permis de répondre à cette question: Nous sommes les auteurs de notre vie lorsque nous nous investissons nous-mêmes d’une autorité pure, verticale et parfaitement asociale. Il n’est pas nécessaire de réaliser cette assomption par la révolte. Elle peut parfaitement s’accomplir dans le silence d’une vie humble, habitée dans la pleine et entière conscience de ce qu’elle est, à savoir, comme Heidegger l’a parfaitement compris un "être vers la mort".
 
 
 
L'Inconscient
 

1) Définition: l’inconscient comme substantif et non comme adjectif

                        On ne peut comprendre l’Inconscient, dans son sens le plus fort et le plus déstabilisant qu’en le distinguant d’abord de l’ignorance et de l’inconscience:
            Ignorer c’est ne pas connaître et nous pourrions rajouter: « des choses ou des doctrines, des théories « extérieures » à nous ». La connaissance se distingue de la conscience et il est donc logique que les contraires de chacune de ces notions soient eux aussi distincts. Prendre connaissance de la pandémie n’est pas du tout la même chose qu’en prendre conscience. Si je la connais, cela veut dire que j’en suis informé, que j’essaie de comprendre ses mécanismes, mais elle demeure extérieure à moi, comme un objet dont je suis libre d’entreprendre de la connaître ou pas. Connaître une chose suppose la mise en œuvre d’un savoir objectif à l’égard de cette chose sans qu’à aucun moment elle ne devienne une affaire qui implique un rapport à soi-même. Je la connais, je sais qu’elle existe, mais je peux parfaitement ne pas me sentir concerné. Il en va évidemment tout autrement de la conscience que j’en prends. Je réalise alors que cette pandémie existe sur un tout autre plan que celui-là seul de l’objectivité. Je considère qu’elle n’est pas seulement un élément extérieur sur lequel je pourrai objectivement scientifiquement me pencher. Elle s’impose à moi comme une réalité à l’égard de laquelle il faut que je m’engage, que je m’implique. Ça  devient mon problème. Autant la connaissance suppose donc un rapport entre soi et une réalité extérieure, autant la conscience présuppose un rapport à soi.

        Si nous réfléchissons à cette première distinction entre conscience et connaissance, nous comprenons pourquoi l’ignorance est incroyablement moins déstabilisante, troublante que l’inconscient. Autant il serait vraiment déraisonnable d’attendre d’un humain qu’il connaisse « Tout », autant il peut sembler justifié qu’il soit conscient de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de ce qu’il pense, de ce qu’il fait. C’est finalement sur ce présupposé dont nous verrons qu’il est hautement discutable que notre existence citoyenne, politique, sociale, morale, légale se constitue. Tout citoyen a à répondre de ses actes pour la bonne et simple raison qu’en tant qu’être conscient, il sait ce qu’il fait. Si je suis conscient, je me rends compte de mes actes et de ce qui se passe dans mon esprit, j’exerce une maîtrise sur eux. Je suis donc libre de faire ou de ne pas faire ceci ou cela, Par conséquent. Je suis responsable aux yeux des autres, des lois, de la société en général,  de ce que je fais et de ce que je pense.         

                   Mais s’il est avéré que ce rapport de transparence par le biais duquel je me rendrais immédiatement compte de tout ce que je fais ou de tout ce que je ressens n’est aucunement viable, efficient, et qu’il existe dans ce rapport de moi à moi-même de l’opacité, de l’obscurité, du décalage, alors, tout se complique. Comment, en effet, considérer une personne responsable si elle ne sait pas exactement ce qu’elle fait ni ce qu’elle pense. Si, comme le dit Nietzsche, ce n’est pas moi qui pense, mais la pensée, ou « une » pensée qui se pense à travers moi, alors qui agit quand j’agis? Se pourrait-il que nous ne soyons que les agents d’actions combinées, aléatoires, absurdes qui ne feraient que s’effectuer en nous et qui nous utiliseraient comme de simples métaux conducteurs au travers desquels passeraient leurs différents courants?
                   Il ne convient pas du tout de répondre trop facilement « oui » à cette possibilité, en particulier du point de vue de Sigmund Freud lui-même, c’est-à-dire du théoricien de cet inconscient psychique car il existe selon lui une différence entre l’acte de reconnaître l’existence de cet inconscient et le fait de lui céder ou du moins de lui accorder tout pouvoir sur l’individu, et c’est bien là l’enjeu de ce que l’on appelle la psychanalyse. Pour le dire en d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il y a de l’inconscient dans la psyché de tout individu qu’il serait impossible de faire émerger certains éléments de cet inconscient à la conscience et de gagner ainsi une forme de maîtrise de soi  ou du moins de lucidité sur soi.  Avec Freud, comme nous le verrons, nous sommes confrontés à un tout autre « connais-toi toi-même » que celui de Platon ou de Socrate. Pour les deux philosophes grecs, cette maxime signifiait « ne te prends pour ce que tu n’es pas ,  ne tombe pas dans la démesure de te croire plus que tu n’es et de ne pas t’occuper de ton âme », en premier lieu. Pour Freud, se connaître soi-même signifie d’abord: « accepte de reconnaître qu’il existe en toi une part de toi qui échappe à ton contrôle et essaie de la faire advenir à la surface de ra parle (talking cure) pour comprendre les ressorts qui sommeillent en toi.

        Il importe également de bien saisir la différence entre l’inconscient et l’inconscience, laquelle désigne simplement un moment d’absence, une folie passagère. On peut agir de façon insouciante, inconsciente tout simplement par manque de concentration. Etre inconscient en ce sens là, c’est simplement manquer de conscience. Le substantif, comme son nom l’indique pose , au contraire, qu’il y a un inconscient substantiel, positif. Il existe en chacun de nous une force qui s’active et qui crée positivement de l’opacité, de la méconnaissance de moi à moi-même. C’est exactement comme découvrir qu’un inconnu habite dans votre maison, à votre insu. Quand on dit de quelqu’un qu’il fait preuve d’inconscience, on signifie seulement qu’il n’a pas mesuré le risque ou la gravité d’une situation.  C’est un usage affaibli qui repose simplement sur l’idée selon laquelle nous serions fondamentalement et originellement, naturellement, génériquement conscients et l’inconscience ne définit alors que des moments durant lesquels cette surveillance de la conscience « cède », un peu par faiblesse, par manque de « tenue ». Nous pourrions donc parler de cette catégorisation comme du sens premier de ce qu ‘être inconscient signifie, c’est aussi le sens affaibli qui ne nous intéresse pas. A bien y réfléchir nous pouvons affirmer qu’il existe 4 sens de ce qu’être inconscient veut dire:

 
a) Être inconscient - Celui que nous venons de voir et dont il ne sera pas question dans ce cours: on est inconscient quand on se laisse aller, quand on ne maintient pas le principe de cette auto-surveillance de la conscience à l’égard de nos actes.

 


b) Les petites perceptions chez Leibniz (1746 - 1616). On peut également parler d’ « inconscient physique ». Leibniz n’utilisait pas ce terme mais il a évoqué ces « petites perceptions » que nous enregistrons sans vraiment nous en rendre compte. Dans les nouveaux essais sur l’entendement humain (écrit en 1704 et publiés en 1765), Leibniz prend l’exemple de la mer. Sur une plage, nous entendons le bruit de la mer. Pour qu’il insiste ainsi à nos oreilles, il faut bien que quelque chose se soit manifesté à nous, quelque chose que nous avons assimilé, réceptionné. On peut dire tout simplement qu’un milieu nous impacte en nous envoyant des stimuli que nous percevons grâce à nos capteurs sensoriels. En l’occurrence nous parlerons ici du mugissement des vagues. C’est un bruit assourdissant. Pourquoi? Parce qu’il est composé de cette incroyable et incomptable profusion de gouttelettes de chaque vague qui s’abattent sur le rivage. Leibniz fait ici valoir un raisonnement apparemment simple mais dont les conséquences sont pourtant très troublantes. J’entends une totalité et je dis consciemment:" j’entends le bruit de la mer", mais comment pourrais je entendre ce tout sans en percevoir aussi chacune des infimes parties puisque de fait ce tout est composé d’une multitude de parties? Des parties au tout, nous passons d’un format de choses que nous percevons inconsciemment à une autre dimension de ces mêmes choses mais que nous percevons consciemment. 
                    Il n’y a pas des choses que nous percevrions inconsciemment et d’autres choses que nous percevrions consciemment. Ce sont les mêmes choses mais approchées de façon différente. Cela signifie que si nous exercions sur nous-mêmes un effort « énorme » d’attention visant à faire passer des choses captées inconsciemment à l’état conscient, nous pourrions jouir d’une sorte de sensibilité à l’infime qui nous mettrait en phase avec le fil d’une incroyable continuité dans l’univers. Ce serait finalement l’univers lui-même.Soyons clair: cet effort n’est pas humain. Selon Leibniz, nous pourrions dire qu’il est le privilège de Dieu: « Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leur suite qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images, ces qualités des sens, claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps environnants font sur nous, qui enveloppent l'infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions, le présent est gros de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers. Quae sint, quae fuerint, quae mox futura trahantur.("qui sont, qui ont été, et qui surviendront dans l'avenir,", Virgile)». 
            Mais cela signifie aussi que la perception de l’éternité est là, nous serions tentés de dire « à notre portée » (mais évidemment, c’est faux) dans cet effort surhumain de sensibilité qui nous rendraient capables de saisir l’infiniment petit, le pire étant que nécessairement je l’ai perçu puisque j’entends le bruit de la vague mais que je n’en suis pas conscient.  C’est la raison pour laquelle le « subliminal »  nous fascine autant: nous faisons partie intégrante d’un univers dont chaque « morceau » est tellement et intimement lié l’un à l’autre que tout est en communion. Cela veut dire qu’en tant que partie de l’univers, tout l’univers est en interaction avec moi sans que je m’en rende compte, mais si c’était le cas, je perdrai l’univers dans son entièreté, je serai la conscience claire d’un univers enfin transparent à lui-même. Bref je serai Dieu (Youpi!). Dieu, finalement, c’est une affaire de perception ou plus exactement d’attention portées à nos perceptions. Etre Dieu, est « là « , c’est une condition qui est comme intégrée dans chaque bruit, dans chaque vision, dans chaque goût. C’est probablement la raison pour laquelle la madeleine de Proust nous fascine autant. Cet incroyable effort du narrateur pour faire passer un souvenir de l’état inconscient à l’état conscient n’est ni plus ni moins, en fait, qu’un effort pour percevoir que nous sommes finalement constitués de toutes les sensations que nous avons ressentie et qu’en tant que nous serions capable de nous souvenir de chacune de ces sensations, de leurs trajets, nous aurions une pleine et entière conscience non seulement de nous, mais aussi de l’univers et plus important encore du temps (mais c’est plutôt ce que Bergson appelle la durée). Dans Dune  de Frank Herbert (pour les fans de SF) c’est le Kwizatz Haderach. 
   


c) L'inconscient selon Nietzsche - Il y a également la conception Nietzschéenne de l’inconscient. Parmi les trois philosophes que l’on considère comme les initiateurs de la philosophie « moderne » (cassant la notion de sujet), Marx, Nietzsche et Freud, Nietzsche est sans aucun doute celui qui donne à l’inconscient une puissance et un rôle incommensurable aux deux autres auteurs, notamment parce qu’il y a quelque chose de naturel dans l’inconscient, quelque chose qui d’ailleurs nous amène à nous défier de la conscience. Marx n’évoque jamais l’inconscient mais il considère que nous naissons toutes et tous dans ces milliers sociaux qui à notre insu déterminent nos actes, nos pensées, notre être. Nous verrons dans la totalité de ce cours la conception de Freud (sens d). Nietzsche est beaucoup plus proche du tout premier philosophe à voir vraiment donner tout son poids à la notion d’inconscient sans jamais le nommer de cette façon: Spinoza. 
             
Qu’est-ce que la réalité pour Nietzsche? Une débauche de forces chaotiques et dynamiques dans la libération desquelles exister se fait pour tout ce qui existe, tout ce qui croît: hommes, bêtes, plantes, galaxies, organismes divers, etc. (N’oublions pas que Nietzsche a été marqué par la lecture de Schopenhauer). Que sommes-nous dans tout ça, nous humains? Des pulsions, des combinaisons d’affects. Nous nous constituons dans le flux de cette émission de forces multiples, chaotiques et contradictoires. Mais nous sommes dotés de la capacité d’interpréter cette réalité et c’est en cela que nous sommes des volontés de puissance. Nous sommes donc en situation de pouvoir favoriser en nous l’épanouissement de la vie en hiérarchisant ces pulsions dont nous sommes constituées de telle sorte que les plus faibles ne dominent pas les plus fortes, c’est-à-dire que les pulsions conservatrices ne réduisent pas en esclavage les pulsions créatrices. On peut dire que la volonté de puissance, c’est la réalité interprétée de telle sorte que l’épanouissement de la vie s’y libère. Mais l’on peut, sous l’effet de certaines religions par exemple, ou tout simplement de rencontres, d’expériences malheureuses, faire triompher les pulsions faibles comme celles de la réaction, du ressentiment, de la culpabilité, du remords, de la repentance, du culte de l’ego, du confort, de la veulerie, de la mesquinerie, de l’étroitesse d’esprit, du calcul, de l’ambition personnelle, etc. 
                Nietzsche en déduit une classification des personnes sur lesquelles de très nombreux malentendus se sont opérés. « Il faut protéger le fort contre le faible »: qu’est-ce que cela veut dire? Sûrement pas qu’il soit nécessaire de protéger l’aryen de souche contre le juif créancier, mais plutôt Van Gogh contre Jeff Bezos (PDG d’Amazon) ou Mark Zuckerberg (FaceBook). Aussi anachronique (et impossible) soit-elle, cette lutte met en présence un peintre dont la volonté de puissance a su hiérarchiser les pulsions de telle sorte que la vie, par son oeuvre, s’accroît, s’auto-féconde, se libère. Nous entendons souvent des PDG d’entreprises en plein développement nous décrire par le menu « une existence partie de rien et arrivée au pinacle des plus hautes sphères de la société ». Mais de quoi s’agirait-il dans les termes de la philosophie Nietzschéenne? De volontés de puissance qui, parties de ce qu’elles étaient, sont descendues encore plus bas que ce qu’elles étaient au départ, et ne cessent de descendre au gré d’une vitesse sans cesse plus vertigineuse au fur et à mesure que leur fortune s’accroît. Ce que ces hommes d’affaires peuvent faire dans la société est exactement inversement proportionnel à ce qu’ils peuvent faire de leur vie et dans la vie, autant dire qu’ils ont autant de pouvoir qu’ils ont peu de puissance.  
                 

                    Qu’est-ce Mark Zuckerberg finalement? Un ado timide, craintif et refermé sur lui qui est parvenu à faire de son complexe relationnel un mode de relation médiatisé et virtuel à Autrui, entrainant ainsi dans sa perception psychotique de l’être humain des millions d’abonnés. Comment s’opère cette hiérarchisation si cruciale dont dépend notre être: surhomme (Van Gogh) ou esclave (Zuckerberg) ? Par deux étapes: la première nous menant du petit moi au Soi et la seconde du Soi au moi supérieur, c’est-à-dire au moi créateur. Qu’est-ce que le petit moi? C’est ce que l’on pourrait appeler cette membrane offerte à tous les coups de l’extérieur, aux influences, aux chocs, aux mouvements d’adhésion. Notre petit moi c’est ce qui nous fait plier à la moindre tentation addictive et nous rallier aux troupeaux de tous les addicts à Netflix, Amazon, FaceBook, etc. La tentation est donc grande et toujours menaçante de passer de cet être de surface à un être totalement superficiel. C’est ce qui arrive si nous ne passons par le Soi: « Sens et esprit ne sont qu’outils et jouets, derrière eux se cache encore le Soi. Le Soi cherche aussi avec les yeux des sens, il écoute aussi avec les oreilles de l’esprit. Toujours le soi écoute et cherche: il compare, soumet, conquiert, détruit. Il règne et il est aussi le maître qui règne sur l’esprit. Derrière tes pensées et sentiments, mon frère, se tient un maître impérieux, un sage inconnu, il s’appelle Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. » 
                
De notre corps, notre vrai corps, qu’est-ce qui se nourrit de nos addictions à ces effets de surface (orchestrés par les gafa)? L’obésité, la faiblesse d’âme, le manque de courage, l’esprit de suivisme. Il faut s’en remettre à notre corps, à notre corps propre, étant entendu qu’il réside dans une complexion biologique nécessairement unique et exclusive. Le terme clé pour saisir cette thèse est celui d’idiosyncrasie. On l’utilise notamment en botanique pour désigner un individu unique en son genre, qui fait genre donc en lui-même. Faire genre est le propre des personnes stylés. Tout artiste fait genre finalement. En médecine, « le rapport qui constitue la particularité de tout être, de chaque état pathologique ou physiologique est la clef de l’idiosyncrasie, sur laquelle repose toute la médecine ». Cette affirmation de Claude Bernard est vraiment déterminante parce que ce support idiosyncrasique de la médecine définit aussi sa limite externe, ce moment où le médecin ne peut plus appliquer de solutions générales à une complexion particulière, ce seuil où certains soignants rendent les armes, incapables qu’ils sont d’appliquer des traitements distincts, exclusifs, originaux à des corps dont il leur faut reconnaître qu’ils sont infiniment particuliers. C’est peut-être aussi le moment où la guérison cesse d’être l’affaire de la médecine pour devenir ce qu’elle a toujours été: l’affaire du patient. La dynamique du mouvement défendue pour Nietzsche va finalement dans le sens opposé de celui de la psychanalyse de Freud. Il n’est pas question d’aller de l’inconscient à la conscience mais de la conscience à l’inconscient du corps par le biais d’une hiérarchisation des pulsions au fil de laquelle le corps reconnaîtra les siennes, les plus nobles, les plus pures, les plus à même de faire style, de nourrir l’esthétisation de la vie de cette matrice qu’est l’idiosyncrasie du corps. S’en remettre à cet inconscient là, c’est devenir ce que l’on est: auteur de sa vie.

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