lundi 30 novembre 2020

CSD Tle HLP Groupe 1 - Cours du 1er décembre: "Qu'est-ce que le moi?"


1) Les figures du moi dans la mythologie grecque: Narcisse, Oedipe et Antigone
        Nous connaissons toutes et tous le sens du mot: « narcissique »: qui s’aime trop soi-même, mais nous ne sommes pas toujours au fait du mythe lui-même qui est à l’origine de ce personnage.
        Dans le livre 3 des métamorphoses d’Ovide (poète latin 43 avt JC - 18 après JC)? Narcisse est un chasseur, fils du Dieu fleuve Céphise et de la nymphe Liriope violée par le Dieu. Très beau, il provoque l’émoi de toutes les jeunes filles et de tous les jeunes garçons, mais il reste indifférent, voire froid à leurs hommages (il envoie même une épée à l’un de ses soupirants qui se tuera d’amour avec). Cette figure est rattachée à celle d’œdipe, non seulement parce qu’il est né prés de Thèbes, mais aussi, si l’on y réfléchit, parce qu’il existe un rapport évident entre ces deux héros: c’est le rapport à soi-même qui va provoquer leur perte. Toutefois si l’on suit cette comparaison, elle aboutit sans aucun doute au fil d’une distinction très porteuse car autant Oedipe veut surtout savoir d’où il vient et manifeste un grand intérêt à faire des enquêtes, à résoudre des énigmes ou des mystères, autant Narcisse est pris dans la fascination de sa propre image.
           

Personnage commun aux deux mythes, Tirésias interrogé sur la longueur de la vie du nouveau né dit que Narcisse atteindra un âge avancé  « s’il ne se connaît pas ».  Narcisse repousse systématiquement ses prétendantes et prétendants avec mépris, dont la nymphe Echo. Celle-ci punie par Héra pour l’avoir malencontreusement empêché d’espionner son mari Zeus a été condamné à répéter les paroles du dernier à avoir parlé. Amoureuse de Narcisse, elle le suit et se fait l’écho de toutes ses paroles. Le mythe décrit ainsi ce double phénomène de captation par l’écho du son et de l’image qui prendra Narcisse au piège de son reflet sonore est visuel. Un jour Narcisse voit son visage à la surface de l’eau et tombe amoureux de lui-même, soupirant incessamment « Hélas, hélas! » suivi par l’écho de son amoureuse. Il s’enfonce un poignard dans le coeur, pris qu’il est dans la contradiction entre un amour pour les autres qu’il ne veut pas concrétiser et un amour pour soi-même qu’il lui est impossible d’assouvir. Il est tué par l’amour de soi dans l’effet de répétition sonore d’Echo reprenant ses dernières paroles: « Hélas! Hélas! ».
Sur le lieu de sa mort on découvre à la surface des fleurs blanches avec la corolle rouge de son sang auxquelles on donnera le nom de « narcisses ».
           
Parmi toutes les caractéristiques de ce mythe, l’une des plus significatives est, sans aucun doute, son rapport avec celui d’Oedipe. Par « rapport », il convient d’entendre à la fois les ressemblances et les différences. Qu’est-ce qui relie ces deux héros? Cette évidence selon laquelle ils auraient été heureux s’ils avaient renoncé à leur identification. C’est bien le sens de l’avertissement de Tiresias à la naissance de Narcisse « oui, s’il ne se connaît pas ». Pour Oedipe, le devin avait été beaucoup plus clair énonçant dés sa naissance son destin horrible, sans mentionner que le moteur le plus puissant de cette fatalité serait en fin de compte la volonté du fils de Laïos de connaître son origine, son vrai « moi ».

        Il faut appliquer aux deux héros la distinction que fait Paul Ricoeur au coeur même de la notion d’identité: la mêmeté et l’ipséïté.
- La mêmeté désigne le rapport à un moi que l’on subit, que l’on ne peut considérer que « donné », fixe. Il désigne toutes les caractéristiques physiques ou les habitudes que l’on s’est données et dont on ne peut plus se détacher. C’est ce que l’on veut dire quand on affirme qu’il nous faut ceci ou cela pour commencer notre journée »: on se donne à soi-même des caractères inamovibles avec une secrète et mystérieuse satisfaction à se définir dans le creuset de ces plis quotidiens là. La mêmeté, c’est plus simplement la croyance à l’idée que « l’on puisse « être » ceci ou cela », ou, en d’autres termes, l’adhésion à l’idée d’une définition figée d’un individu: « tu es comme ça ». On n’échappe à ce qu’on est, à ce qu’on était.
- L’ipséïté fait signe d’un rapport actif à soi-même. On se donne l’épaisseur d’une décision, d’un engagement, mais surtout d’une continuité s’effectuant dans le futur. Ce que je dis, fais ou promets aujourd’hui se perpétuera demain. On se donne la consistance d’une durée, d’une teneur grâce à laquelle les êtres auprès desquels nous nous engageons peuvent et doivent nous croire. L’ipséïté, c’est notre capacité à nous donner à nous-mêmes une permanence dans le temps, une solidité, un ancrage, à poser à l’existence d’un fil peut-être ténu mais bel et bien efficient, fil auquel tient notre individualité, notre personne, notre devenir soi-même. 

          
A la lumière de cette distinction, une distinction notable apparaît entre Narcisse et Oedipe, à savoir que la mêmeté est un piège qui leur est tendu et dans lequel Narcisse sera pris, jusqu’à la mort. Il est capturé, pris dans la souricière d’un reflet gratifiant dans l’auto-complaisance duquel il se ruine, se détruit lui-même, se contemple et s’annihile. Il se prend pour ce reflet magnifique qu’il voit à la surface de l’eau et l’idée selon laquelle cette image est la sienne le statufie littéralement, jusque dans la résonance de ses propres paroles répétées par la déesse psittaciste Echo (répétition mécanique, syndrome du perroquet). Les dieux tendent un peu le même piège à Œdipe non seulement par la fatalité qui le frappe et le «  définit », mais aussi parce que cette quête désespérée de son origine, cette enquête qu’il diligente sur l’origine de la peste à Thèbes précipitera sa perte, mais Oedipe ne meurt pas. Il se crève les yeux. On ne peut pas s’empêcher ici de se dire que c’est exactement ce qui aurait sauvé Narcisse de la mort, et donc, a contrario, de réaliser toute la pertinence du geste d’œdipe, comme s’il s’agissait maintenant pour lui, une fois revenu de l’espoir d’être reconnu comme humain par ses semblables, puisque il a commis l’irréparable, « le crime absolu » qui ne peut envisager la moindre réparation auprès des groupes et des sociétés humaines.

          
          Une nouvelle vie commence ici pour Oedipe, une vie « sentie » et non plus visible, une vie intérieure et plus une vie reflétée, une vie propre et non une vie engoncée dans la quête perpétuelle de l’approbation du jugement d’Autrui. Oedipe effectue donc « le grand saut » de  devenir ce dont il n’a aucune idée préalable, de prendre la route avec sa fille et d’errer de ville en ville sans jamais se fixer en aucune. Là, Oedipe déjoue enfin le piège de la fatalité, non seulement parce qu’il sait, plus que tout autre humain, ce qu’il est, « celui » qu’il est, mais aussi parce que chaque pas qu’il accomplit dans son errance s’effectue dans une zone étrangement et incroyablement  désertée du rayon d’action des dieux, zone où ne s’accomplit plus leurs décrets aveugles et terrifiants, zone où l’individu se dessine dans le fil épuré du rapport que l’homme tisse avec ses actes, et seulement avec ses actes. En d’autres termes, dans cette ultime période de sa vie, Oedipe déjoue le piège de la mêmeté tendu par les dieux eux-mêmes. Il explore une autre modalité d’identification. Peut-on soutenir que cette nouvelle modalité consiste dans l’ipséïté?

        Oui si nous mettons cette errance en rapport avec celle qui partage son exil: Antigone qui incarne au plus haut point la figure mythologique de l’ipséïté. L’engagement qu’elle s’est donnée à elle-même d’enterrer son frère Polynice constitue la figure la plus forte et la référence la plus citée de la puissance infinie de l’ipséité face à l’exercice limité du pouvoir politique. Ce qui s’est transmis dans cet exil partagé, c’est avant tout une certaine modalité de rapport à soi dont la quasi totalité de la vie d’Oedipe a consisté à explorer la face noire, désertée, négative et l’intégralité de la vie courte d’Antigone la face positive, affirmative, pleine.
           

Ce que la mythologie grecque semble suggérer par le fil de cette comparaison entre trois personnages thébains, c’est finalement la trame continue des aventures du moi, c’est-à-dire trois façons différentes de se comporter à l’égard de ce point aveugle caché dans le développement de nos vies respectives et capable d’en aspirer la texture existentielle avec la puissance dévastatrice d’un déversoir, d’un tourbillon mu par l’énergie du vide et de la mort: « me connaître moi ». Si Narcisse s’y laisse prendre sans résistance, Oedipe y survivra et formera Antigone de façon exemplaire. Mais pour quelle leçon? Probablement celle-ci: l’aventure être soi ne commence qu’à partir de l’instant où nous nous détachons de la croyance dans notre reflet, c’est-à-dire où nous évitons le piège identitaire dans lequel est tombé Narcisse, piège dont nous retrouvons aujourd’hui des formes perverses, sournoises, et incroyablement puissantes aussi bien dans le nationalisme politique, l’intégrisme religieux que dans la profusion "selfiée » des biographies FaceBookées.
        La profondeur de l’histoire de ces trois personnages mythologiques se situe donc sans aucun doute dans le rapport au « moi » suivant le fil d’une progression dont on peut concevoir qu’elle nous mène, de Narcisse à Antigone, de la mêmeté à l’ipséité.  
            
Le rapport au moi est caché dans la vie de Narcisse comme le ressort fatal à partir duquel il restera figé dans la stérilité d’une contemplation de son image. Il ne serait pas inutile de rapporter son aventure à un autre personnage monstrueux de la mythologie grecque, à savoir Méduse, car Narcisse est « médusé » et la présence d’Echo, répétant à Narcisse ses dernières paroles: « Hélas, hélas ! » manifeste assez clairement le sens du mythe, à savoir l’effet de « clôture », d’enfermement sur soi de cette passion étrange dont on est à la fois l’objet et le sujet. Il n‘est aujourd’hui pas un seul selfie qui finalement ne résonne de l’Echo de l’aventure de Narcisse et c’est probablement à l’espèce humaine qu’il ne serait pas complètement inutile de rappeler le drame du jeune chasseur thébain tant il est vrai que son histoire rappelle l’évolution d’un espèce animale plus encline à s’auto-congratuler de ses progrès qu’à porter ses regards vers l’extérieur, vers ce dehors qui pourtant constitue notre vrai milieu. De l’humain aujourd’hui, nous pourrions dire qu’il est l’animal qui s’est structuré comme un égo-système au sein même d’un écosystème. Narcisse est probablement le mythe grec qui, du passé, s’adresse à notre présent avec le plus d’urgence et de justesse.

          
Il convient donc d’analyser efficacement « son avertissement ». L’erreur de Narcisse n’est pas tant d’être amoureux de son moi que celle de l’être au travers de son reflet. Il porte bien son regard vers un extérieur mais cet extérieur est celui d’une image de soi à laquelle il s’identifie. Il ne sort de lui que pour revenir à lui. C’est exactement le contraire de ce que fait oedipe en se crevant les yeux, à savoir que le roi de Thèbes lui se condamne à n’avoir de regard qu’intérieur mais paradoxalement cet enfermement lui ouvre les portes d’une extériorité radicale telle qu’aucun homme ne peut en faire l’expérience selon Aristote, c’est celle d’un animal apolitique, hors cité, errant. Oedipe se cherche, se trouve et devient Autre là même où Narcisse se  voit, s’identifie et se tue par amour de lui-même. Il ne se perd pas de vue, il se perd par la vue, par son adhésion à la croyance qu’il est bien son reflet. Autant Oedipe nous décrit finalement, contre toute analyse de premier niveau, comment l’homme peut échapper à un destin écrasant, autant Narcisse se laisse prendre au piège d’un « présupposé » sournois oeuvrant au coeur de toute psyché humaine et socialisée en vertu duquel nous serions notre image. Oedipe, lui,  finit par réaliser la matrice du destin à savoir son désir de gloire, sa soif de pouvoir, son intelligence de décrypteur d’énigme.    

        Ce que la vie d’Antigone rajoute encore à ses deux modalités de rapport au moi qu’illustre Narcisse et Oedipe, c’est l’ipséïté pure. Il n’existe plus dans l’existence d’Antigone de rapport à l’image ni au destin. Le moi est une énergie toute entière vouée à un acte (enterrer son frère et peut-être comme le soutient Judith Butler, incarner la sororité, être la soeur du genre humain) dans la revendication duquel Antigone se construit comme une identité pure, une intensité voulante, un devenir soi contre les lois des hommes, contre l’autorité des tyrans, contre les usages de la vie sauvegardée à tout prix. Qu’est-ce donc que le moi pour chacune de ces figures mythologiques? Une image que l’on aime pour Narcisse, une ligne de fuite (errance) que l’on trace à grand peine contre la fatalité pour Oedipe, le cap d’une continuité éthique que l’on suit fermement, totalement, pour Antigone (ipséïté).
 


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