mercredi 25 novembre 2020

CSD Tle 2 - Cours du 26/11/2020 - L'inconscient

 


[...] l'aspect négatif n'est que l'aspect fruste de la prohibition. Le groupe au sein duquel le mariage est interdit évoque aussitôt la notion d'un autre groupe, [...] au sein duquel le mariage est, selon les cas, simplement possible, ou inévitable ; la prohibition de l'usage sexuel de la fille ou de la soeur contraint à donner en mariage la fille ou la soeur à un autre homme, et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la soeur de cet autre homme.


Explication: quelque chose d’un bénéfice culturel, social, ethnique, politique vient contrebalancer cette renonciation pulsionnelle, ce refoulement sexuel: le lien qui se crée avec l’autre famille ou tribu à laquelle appartient la conjointe. Par le mariage, la pulsion sexuelle se révèle autre chose qu’une pulsion: un principe d’association et, plus que cela encore, un principe de communautarisation, de gestion politique d’un collectif. C’est un peu comme si l’attirance sexuelle libérait la puissance d’une énergie dont le contrat matrimonial exogamique diffracte le flux et le transforme en dynamique de réseaux d’association sur la base de laquelle se crée des groupes. Ce que l’on perd en terme de satisfaction immédiate de la pulsion c’est ce que l’on gagne en terme de satisfaction médiate d’association. Le refoulement de la pulsion sexuelle inhibée ou plutôt procrastinée crée le sentiment d’augmentation d’une puissance autre, celle de composer un groupe plus fort parce que nourri de l’adhésion d’autres membres. Il n’est pas d’exclusion (pas la fille ou la soeur) qui ne crée en retour des dynamiques d’intégration sociales porteuses.  L’union sexuelle avortée par la prohibition  se révèle incroyablement féconde à un autre niveau: social, ethnique, politiquement fédérateur.

        Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et la renonciation ouvre la voie à une revendication. [...] La prohibition de l'inceste n'est pas seulement [...] une interdiction : en même temps qu'elle défend, elle ordonne. La prohibition de l'inceste, comme l'exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité. La femme qu'on se refuse, et qu'on vous refuse, est par cela même offerte.

Explication: si l’on est féministe, il faut se calmer un peu avant de lire ce passage qui, comme il a été dit, doit être saisi dans une perspective patriarcale pour laquelle le mâle est le chef de famille et « prend femme », laquelle, du coup, est réduite à un objet proposé sur le marché de l’offre et de la demande. Par « stipulations », il faut entendre « décrets ». Claude Lévi-Strauss opère ici une lecture que l’on pourrait presque qualifier de Nietzschéenne, au sens de « généalogiste » du terme: il s’agit de comprendre tous les mécanismes et les engrenages qui vont aboutir à l’activation de dynamiques sociales à partir du refoulement de la pulsion sexuelle immédiate. Que d’autres femmes deviennent « accessibles»  à partir du renoncement à la mère, la fille ou à la soeur, c’est ce qui va créer non seulement des contrats, des droits, des liens, mais aussi une réciprocité, une logique de compensation, de donnant donnant. Ce désir qui n’a pas pu se satisfaire ne sera pas seulement déplacé en ce sens qu’il pourra se satisfaire ailleurs avec une autre femme d’un autre clan, mais il va également changer de nature pour devenir la matrice d’un lien clanique, social. La réciprocité par le biais de laquelle le sujet se voit en quelque sorte marchander son désir n’est pas équivalente: ce que l’on y gagne n’est pas de même nature que ce que l’on y perd. Comme il a été dit la puissance sexuelle devient le sentiment d’une puissance augmentée par l’élargissement du groupe. D’individuel et pulsionnel, le désir devient collectif et structurel. Cette soeur que l’on se refuse à soi-même devient « le trait d’union » rendant possible un pacte d’association avec un autre groupe lui-même tenu de respecter le même principe. On réalise ainsi que ce principe de contrepartie qui prévaut au sein même de l’individu entre la pulsion sexuelle inassouvie et l’alliance avec un autre groupe s’étend horizontalement et se structure jusqu’à faire valoir une dynamique d’échange entre membre d’une même famille: les frères d’une famille s’unissant avec les soeurs d’une autre famille. On pourrait dire qu’en un sens, nous ne connaissons jamais autre chose que des unions « arrangées » et cela par le refus initial de la seule passion « spontanée »: celle de l’inceste. Notre répulsion culturelle à l’égard de cet acte serait alors proportionnelle à la toute primitive activation de son épanchement. Quelque chose de la prohibition de l'inceste inaugure l'arrachement de l'homme à la pulsion spontanée pour le faire entrer dans l'institutionnalisation d'un second degré permanent: la culture.
    

A qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à une collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l'exclusion des proches, comme c'est le cas dans notre société. Mais à cette étape de notre recherche, nous croyons possible de négliger les différences entre la prohibition de l'inceste et l'exogamie : envisagées à la lumière des considérations précédentes, leurs caractères formels sont, en effet, identiques.

Explication: la chaîne généalogique peut être ainsi  constituée: Pulsion incestueuse / Prohibition de l’inceste  et refoulement / contraction d’un lien avec l’autre famille d’où est issu la conjointe / échange de conjoint de famille à famille (le frère de l’époux s’unit avec la soeur de l’épouse) /  Principe d’échange exogamique = Lien communautaire. C’est en tant que principe exogamique d’échange de conjoints entre familles que l’inceste nous apparaît comme le crime universel par excellence, Il nous dégoûte parce qu’il contredit le principe même à partir duquel plusieurs familles deviennent une société, à partir duquel la dynamique inclusive d’une cellule familiale devient le principe même de constitution d’une société. L’énergie qui circule dans toute dynamique sociale se révèle en fin de compte et en début de parcours de la sexualité incestueuse refoulée.

        Il y a plus : que l'on se trouve dans le cas technique du mariage dit « par échange », ou en présence de n'importe quel autre système matrimonial, le phénomène fondamental qui résulte de la prohibition de l'inceste est le même : à partir du moment où je m'interdis l'usage d'une femme, qui devient ainsi disponible pour un autre homme, il y a, quelque part, un homme qui renonce à une femme qui devient, de ce fait, disponible pour moi. Le contenu de la prohibition n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n'est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange.
Claude LEVI-STRAUSS - Les Structures élémentaires de la Parenté, P.U.F. éd., pp. 56-65

Explication: la prohibition de l’inceste ne constitue en aucune façon la fin d’un rapport ou la rupture d’un lien. Elle marque le passage d’une pulsion « spontanée », primitive à un ordre culturel « second », fondée sur un esprit de transaction. Elle est, selon Lévi-Strauss, « le fait culturel par excellence » et repose donc sur une universalité fondatrice: ce que je me refuse, je sais que tout homme se le refuse aussi et s’établit ainsi entre les individus des relations fondées sur une communauté de renonciation, comme si ce que l’individualité de toute pulsion rendait impossible devenait possible dés lors que l’on y renonçait. Ces hypothèses ethnologiques contredisent totalement la célèbre affirmation d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal naturellement politique (fait pour vivre en cité) » puisque précisément ce qui nous relierait les uns aux autres pour former des cités dont le cadre dépasse celui de la famille consisterait non pas dans la nature mais dans un interdit fondamental. Dés lors l’homme ne serait un être politique qu’en tant que son animalité pulsionnelle serait fondamentalement contrarié par le premier interdit sexuel. En un sens, si nous suivons les perspectives combinées de Freud et de Lévi-Strauss, nous ne sommes pas très loin de situer les relations sociales et politiques comme des modalités de rapport nées de ce renoncement originel et principiel (du latin princeps: début). 
                La nature du lien politique qui relie entre eux les citoyens d’une cité c’est de la sexualité familiale refoulée, interdite et la prohibition de l’inceste est comme le point central et aveugle (en ce sens que personne ne le fixe dans les yeux) de toute modalité d’organisation politique. De fait, dans le mythe, Oedipe clairvoyant et aveugle erre sur les routes, exilé de toutes les cités. L’inceste est le tabou de toute culture, de toute civilisation, tout simplement parce qu’il est la négation même de « la » culture et de l’exogamie sans laquelle il serait impossible de faire lien entre des familles au sein d’une cité. La prohibition de l’inceste est ce qui brise le verrou de l’enfermement familial  et rend possible une société. Chacun est libre d’adhérer ou pas à ces thèses qui portent si exclusivement sur l’origine même du lien social qu’il serait illusoire ici d’espérer des preuves ou des démonstrations irréfutables. Claude Lévi-Strauss s‘appuie néanmoins sur des observations de groupes ethniques en Nouvelle Guinée et dans d’autres régions du globe.
            

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