mardi 24 novembre 2020

CSD (Cours Semi Distanciel) TLe 3 - Cours du 25/11/2020

 Il est possible que ces troubles soient des symptômes manifestes faisant signe d’un traumatisme caché, comme une façon pour la patiente de faire sortir « quelque chose » qu’elle se serait inconsciemment dissimulé à elle-même. Ce n’est pas parce qu’un trouble n’a aucune origine physique qu’il est fictif ou simulé. La pensée est assez étroitement mêlé au corps pour que le corps soit la manifestation de dysfonctionnements de la pensée, ces dysfonctionnements étant toujours en rapport avec un processus de dénégation, de refoulement, de refus d’une réalité dérangeante et déterminante. Nous refusons de prendre en compte des désirs, des expériences, des souvenirs, des composantes affectives ou sexuelles qui font pourtant bel et bien partie de nous, c’est de cette contrariété que naissent des symptômes, des troubles plus ou moins graves, tout simplement parce que ces éléments dynamiques de notre vie sexuelle et affective ne peuvent rester « lettre morte », se satisfaire d’être ainsi étouffés. Il existe donc des points de comparaison entre ses travaux et les thèses de Schopenhauer (qu’il avait lues) et celles de Nietzsche (dont il prétend qu’il ne les a pas lues tout en reconnaissant avoir conçu l’instance du « ça »  en référence à son oeuvre, ce qui est contradictoire - Disons qu’il n’a pas la connaissance de l’oeuvre de Nietzsche dans son intégralité)     puisque Freud insiste sur l’impossibilité radicale de réduire la psyché de l’être humain socialisé à la conscience. 

                Toutefois, si Nietzsche n’a jamais diminué l’importance de la sexualité dans la compréhension de la volonté de puissance, il ne la considère pas comme la seule force de cette persévérance dans l’être que désigne cette volonté. Nietzsche évoque parfois le ça pour désigner le caractère impersonnel et naturel de la vie. Pour Freud, le ça deviendra le principe de plaisir exclusivement animé par une motivation sexuelle. On mesure pleinement l’écart entre Nietzsche et Freud en évaluant le rapport que chacun des deux instaurent entre le ça et le social: autant pour Nietzsche le ça (mais évidemment ce n’est pas exactement le même ça) est ce qui permet au petit moi de se libérer du troupeau par l’idiosyncrasie et de progresser vers ce qu’il a à devenir: le moi supérieur, autant pour Freud le ça est ce dont il convient de favoriser l’expression pour la diminuer et pour favoriser la bonne santé du patient: « là où le ça était, le je doit advenir ». Freud utilisait une image particulièrement forte pour exprimer la nature interminable et infini de toute psychanalyse: « Nous n’en aurons jamais fini avec l’assèchement du Zuyderzee. » Il compare le travail mené par les néerlandais afin de gagner des terres cultivables sur la mer à celui du patient qui doit gagner sur le ça pour installer progressivement son Je. Cet « assèchement » est donc opportun, alors qu’il ne le serait aucunement pour Nietzsche. D’autre part, la volonté de puissance est composée de forces qui sont inconscientes naturellement pour Nietzsche alors que l’inconscient de Freud est ce qui nait du refoulement de la sexualité chez le sujet socialisé, lequel ne peut pas ne pas avoir d’inconscient mais n’est pas naturellement doté d’un inconscient. Enfin on mesure bien la différence de considération de l’inconscient entre Freud et Nietzsche en prêtant attention à leur conception de l’art. Autant pour Nietzsche l’art est la force active la plus à même d’épouser et d’accroître le développement en nous de la puissance d’adhésion à la vie, autant pour Freud elle est simplement une activité de sublimation permettant à l’artiste de dépasser le refoulement de ses pulsions sexuelles  (Léonard De Vinci).
      



2) Le complexe d’oedipe et la prohibition de l’inceste (nature et culture)
        Nous percevons tout ce qui distingue Freud de Nietzsche ou de Schopenhauer. La psychanalyse n’est pas une théorie sur l’homme, mais d’abord une pratique thérapeutique qui vise à le soigner. Mais en même temps, nous comprenons bien que les troubles qu’elle essaie de traiter ne sont pas exactement communs. Tout être humain a à gérer ce conflit entre des pulsions premières et des interdits secondaires (secondaires en ce sens qu’ils sont le produit de l‘expérience par l’enfant de l’autorité de l’adulte et à travers lui de la vie en société, mais pas du tout au sens de légers ou anodins - ils ne sont pas du tout secondaires du tout, en ce sens). De ce conflit, naîtra nécessairement en chacun et en chacun du refoulement, donc de l’inconscient. L’être humain en tant qu’animal politique, c’est-à-dire socialisé est l’animal malade de la civilisation, laquelle ne va pas sans règles, sans interdits, mais, en même temps, cette maladie fait partie intégrante de sa spécificité culturelle.  Freud a écrit un livre très pessimiste qui s’appelle « malaise dans la civilisation » en 1929, mais on pourrait quasiment le rebaptiser « malaise de la civilisation » en réalisant bien que Freud n’entend d’aucune manière soutenir que l’homme n’aurait pas dû se civiliser. Bien au contraire: « Là où le ça était, le Je doit advenir »; C’est le devoir de l’homme, en tant qu’homme de gagner sur « la mer » de nos pulsions, « les terres cultivables » d’un sujet de droit, volontaire, comprenant parfaitement la nécessité de refouler ses pulsions sociales.
        Par conséquent, si la psychanalyse est un traitement, on peut affirmer sans conteste qu’elle est aussi un traitement qui présuppose une certaine conception de l’être humain socialisé, plutôt pessimiste reposant sur le conflit entre la nature (pulsions) et la culture (lois). Cette opposition culmine dans le complexe d’Oedipe. Entre 3 et 6 ans, l’enfant éprouve une pulsion érotique et inconsciente à l’égard du parent de sexe opposé et il conçoit également une haine tout aussi inconsciente à l’égard du parent de même sexe. On peut dire qu’en un sens, ce complexe est la conséquence la plus immédiate de la découverte par Freud de la sexualité infantile. A partir du moment où il est acquis que l’enfant ressent bel et bien des pulsions sexuelles pré-pubères, il semble assez évident que ses pulsions vont s’exercer à l’égard des êtres les plus proches et l’enfant se situe bien à cet âge où les interdits, les règles, les normes lui sont petit à petit inculquées, ce qui signifie que les attirances sont encore à cet âge animées par des forces naturelles et non sociales. Pourquoi l’inceste est-il aussi « tabou »? Pourquoi nous apparaît-il comme un crime haïssable et dégoûtant? Pourquoi sommes-nous aussi spontanément inclinés à le maudire (comme Oedipe se sent maudit et se crève les yeux de honte)?
            

Précisément parce que cette spontanéité n’en est pas vraiment une, répond en substance Freud. Ce n’est pas de notre propre mouvement que nous repoussons l’inceste, c’est parce que la société s’est constituée en nous comme nécessaire à partir de cette détestation  culturelle première. L’inceste ne fait pas l’objet d’une interdiction naturelle mais culturelle et cela à double titre: d’abord en tant qu’interdit imposé par la société, mais surtout en tant que cet interdit est le fondement d’un certain type de société qui s’appuie sur la cellule familiale et donc sur l’exogamie (trouver sa femme ailleurs). Nous sommes dégoûtés par ce crime parce que c’est finalement l‘édifice entier de notre socialisation, de notre culture (au sens où la culture s’oppose à la nature) qui se constitue à partir de lui. Cette thèse est intéressante dans la mesure où elle nous fait réaliser à quel point des rejets, des répulsions très profondément ancrées en nous le sont toujours par de l’histoire, par des habitus, par des conditionnements nés de la vie collective et de notre assimilation de structures. La distinction entre l’amour sexuel et  l’amour familial , distinction que nous avons complètement intériorisée, mais qui fut en même temps l’origine du premier refoulement (tout autant que l’origine première du refoulement) caractérise un moment, un passage crucial où se joue finalement le point d’achoppement de la culture à la nature. Ce que la culture rend possible et effectif à partir de ce point s’articule à ce que nous refoulons premièrement, initialement de la nature, soit la pulsion sexuelle dans la cellule familiale proche.
        Il est vraiment éclairant, par conséquent, de relier ici la psychanalyse et la sociologie (études des processus de socialisation) , l’ethnologie (science étudiant la constitution et les différences entre peuples, entre ethnies), l’anthropologie (science étudiant les attitudes, les conditionnements, les démarches culturelles différentes au fil desquelles se construit l’être humain) parce que nous percevons bien ce qui de l’étude psychologique des effets de la prohibition de l’inceste chez « un » patient, nous passons à la constitution des peuples socialisés, de la notion même d’acculturation au sens fort du terme (acculturation désigne habituellement les mécanismes par le biais desquels une personne assimile une autre culture que la sienne mais ici nous parlons de la façon dont un être naturel devient culturel).
        D’autre part, il convient de ne pas négliger tout ce que cette perspective implique dans notre considération de l’amour: tout n’y est plus que « transferts », interdits et contreparties. La dynamique de cet engouement, de cet attachement que nous portons à des personnes auxquelles nous pensions le plus souvent vouer une affection sincère, authentique, mais surtout gratuite et spontanée, émanant de notre être, se révèle en fait être un flux sexuel passant par le filtre d’un jeu d’interdictions, de contreparties, de devoirs et de droits, d’arrangements, de processus structurels propres à l’acquisition d’une culture. Rien ne saurait dés lors être vraiment naturel ou spontané dans l’amour. Dans le film « Freud, passions secrètes » de John Huston, il faut prêter attention à ce dialogue entre Freud et sa femme, Martha (née Martha Bernays).
- Je croyais que l’on aimait quelque pour ce qu’il était
- Nous n’aimons quelqu’un que parce qu’il nous rappelle une autre personne sur laquelle notre affection s’est déplacée.
        

Toutes ces singularités et ces étrangetés de l’attirance amoureuse au gré desquelles une femme préfère tel ou tel type d’hommes, etc, singularités que l’on préfèrerait assigner à une alchimie romantique ou à une destinée romanesque apparaissent à la lumière de Freud comme des mécanismes, des déplacements nés d'un interdit fondamental: celui de l’attirance sexuelle au sein de la famille. Nous n’aimons que dans le processus de dénégation de ce penchant premier, originel. Le petit garçon intériorise pendant l’oedipe, de façon plus ou moins facile, qu’il peut tomber amoureux de toutes les femmes sauf sa mère, mais précisément cette interdiction originelle deviendra constitutive de ses attirances à venir, de telle sorte que les femmes qu’il aimera seront fondamentalement des façons contournées d’aimer sa mère à travers elles. Il ne tombera donc pas amoureux de toutes les femmes mais le principe de détermination de ses attirances sera nourri de cette logique de dénégation de la première qu’il a aimée: la mère. « Aimer quelqu’un pour ce qu’il est » ou encore l’affirmation Montaigne: « parce que c’était lui, parce que c’était moi » nous apparaissent donc comme des affirmations légèrement désuètes face la mécanique subtile et plurivoque de cette dénégation.

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