jeudi 19 novembre 2020

CSD Cours Semi Distanciel Tle HLP groupe 1 20/11/2020 13h25

 


Si nous vivons longtemps sans être en présence effective d’autres personnes, tout s’écroule. Nous ne pouvons plus entretenir cette construction supposée, projetée d’un espace peuplé du regard d’autres personnes voyant les faces du cube que moi je ne peux pas voir en cet instant. Ne pouvant plus adhérer à l’existence de cet espace potentiellement traversé du regard des autres et à ce titre « visible », je ne peux pas non plus opérer la synthèse mémorielle des fragments de cube que je perçois dans la durée. Je suis ramené à la perception brute et instantanée de ce que je perçois en cette microseconde. En d’autres termes, désertée, de la présence d’autrui, je vis dans une dimension que je n’ai jamais connu et dans laquelle il est impossible de croire en des objets, à du visible, à du sensible (au sens de possiblement visible sensible), à l’unité d’une synthèse mémorielle, à un individu. Robinson craint pour sa raison parce qu’il pressent le chaos: des perceptions diffuses, brutes, non synthétisables, non reconnaissables, non identifiables qui s’effectueraient comme des éclairs et qu’aucune individualité ne pourrait plus percevoir en tant qu’individualité parce que plus rien de ces sensations ne pourraient donner matière à cette consistance individuelle là. Le pire étant qu’en un sens, c’est ça le réel, c’est-à-dire le matériau brut, physique, violent du senti, du ressenti sans médiation du possible. Prenez une perception, retirez d’elle tout ce qu’elle contient de « possible » et vous obtiendrez ce chaos impossible à structurer comme monde, comme rapport de sujet à objet. C’est cela que Robinson commence à sentir émerger: un sentir pur (et totalement flippant!)
        Autrui: ce n’est pas l’autre personne, c’est le présupposé d’une perception possible  dans l’espace par toutes les personnes sur le fond de laquelle « je » perçois ce cube comme cube « un ». C’est nécessairement sur le fond de la visibilité des objets que nous construisons à partir de fragments vus, par métonymie perceptive, la « fiction » de l’objet visible. Toute vision d’un objet est donc une construction de l’objet dans laquelle entrent du réel et du possible, du senti et du sensible, de la captation nerveuse, de la continuité mémorielle et de l’extrapolation conceptuelle (extrapolation parce que la vérité, nous ne voyons jamais de cube, d’objet ni finalement d’unités, nous ne les voyons pas en tant qu’unités, mais nous construisons celle-ci par de la continuité mémorielle et de la synthèse spatiale).
        Aucun « objet » ne saurait être senti sans être d’abord sensible, vu, sans être d’abord visible et dans cette qualité d’être sensible, visible, ente nécessairement en compte du possible. Ce possible ne pourrait se concevoir sans Autrui. C’est finalement cela: le fond de cette affaire du sensible. Autrui c’est l’idée régulatrice à partir de laquelle percevoir des objets « se peut », parce que, si nous étions seul, la continuité de notre conscience mémorielle ne pourrait pas se distribuer dans l’espace comme éléments synthétisables dans une perception d’un objet UN. Il faut donc prendre très au sérieux ces remarques initiales de Robinson sur sa première perception de l’île: « par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles — des paramètres — au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la dotait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction — comme de bien d'autres — qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi » Ce passage est fascinant parce que cette extrapolation (extrapoler c’est dépasser par la spéculation ce qui est strictement donné. On extrapole quand on tire des conclusions hâtives - la métonymie est une extrapolation) peut nous sembler « bizarre ». Robinson quadrille l’île d’observateurs imaginaires situés dans des points stratégiques dont la synthèse permettrait de se faire une idée globale de l’île. Mais en réalité, c’est exactement ce que nous faisons à chaque instant quand nous disons que nous voyons cette tasse ou cette chaise. C’est exactement ça. Robinson ne saurait voir telle partie de l’île dans laquelle il se trouve sans la détacher de l’existence « supposée » de l’île visible, bien que ce visible là ne sera jamais « vu ».
        Autrement dit, nous ne pouvons nous empêcher d’interpréter d’abord ce quadrillage  de l’île par des observateurs possibles comme une sorte de « lubie », de dépassement un peu enfantin, ludique: "on dirait qu’on est toute une armée et qu’on a placé des guetteurs » avant de se rendre compte que ce jeu imaginaire, ce dépassement d’une situation donnée est en réalité son présupposé, ce qui la fonde, ce à partir de quoi cette situation même devient perceptible.
        Privé de la présence d’autrui, Robinson ne peut plus donner à ce qui est vu le support possible du visible. Ce qu’il y a c’est du « vu », et c’est tout, donc pas d’île, pas de colline, pas d’arbre, et plus de Robinson, puisque son individualité ne peut plus s’effectuer par le travail de synthèse de tous les possibles. C’est la folie.
        Dans cette descente aux enfers de la solitude, quelque chose de l’étymologie de la notion d’expérience se profile: « ex perillum », ce qui se sort du danger, mais quel danger? Celui que vit Robinson de ne plus pouvoir alimenter le possible à partir duquel un monde se structure, se construit, se perçoit comme monde UN. Ce n’est pas que l’expérience puisse être considérée comme partageable ou non partageable, c’est plutôt qu’elle n’existe qu’à partir de ce que nous pourrions appeler: « le postulat du partage ». Qu’il y ait du partageable, c’est précisément ce postulat à partir duquel une expérience est possible, au sens propre de ce terme.

        A la lumière du texte de Michel Tournier, il est maintenant possible d’aborder celui de Gilles Deleuze qui finalement dit la même chose mais de façon philosophique et applicable à toutes nos perceptions. Avec l’écrivain, nous pouvions toujours, dans un premier temps, nous dire que sa solitude est une situation extrême et c’est vrai mais en réalité cette expérience limite pointe une vérité de la perception applicable exactement dans les mêmes termes à tout homme, en tout temps, en tout lieu. Partis de la question de savoir si l’expérience était partageable, nous nous sommes penchés sur la vie solitaire de Robinson, ce qui pouvait sembler contradictoire, et nous nous sommes rendus compte que c’était sur le fond d’une conception présupposée, voire fictive de la nature toujours partageable de nos perceptions que nous construisions finalement l’idée d’une expérience d’UN objet.
        En vérité, nous sommes d’abord et fondamentalement des continuités dans la durée qui nous racontons l’histoire d’un espace commun dans lequel existe des objets perceptibles par tous sur lesquels finalement nous projetons le ressenti de notre continuité dynamique, notamment grâce aux rétentions primaires par et dans l’unité des objets, des personnes. En d’autres termes, nous transformons des contractions de sensations réelles dans la durée en unité d’objets possibles dans l’espace universellement perceptible par tous. C’est ça le secret de la perception. A bien des titres la folie de Robinson est un peu comme un retour à la case « vérité », mais un retour non souhaité et particulièrement déstabilisant.
        En fait, nous ne rencontrons pas autrui comme nous pensons le rencontrer, mais surtout pas « là » où nous pensions le rencontrer: nous le rencontrons dans la durée « avant » de le croiser dans l’espace. Nous rencontrons des conatus, c’est-à-dire des désirs de persévérer dans son être (Spinoza) et de cet élan autre n’aspirant qu’à la continuité de soi, nous construisons l’image de quelqu’un à partir de sensations perçues par cette continuité, par ce conatus que nous sommes.
        Autrui habituellement pour nous, c’est un visage, une présence que nous rencontrons dans l’espace, mais ce que Robinson se sent perdre petit à petit, ce n’est pas tant l’habitude de rencontrer des gens que la capacité à synthétiser des impacts perceptifs, des stimulations ponctuelles en « objets », en « unités ». Par conséquent autrui n’est pas tant l’autre personne  que le poids de présences possibles dans le champ de ma perception réelle. Par « poids », il faut entendre ce « droit de regard », cette certitude en chacun de nous qu’il y a du visible et pas seulement du vu, de l’audible et pas seulement de l’entendu, du sensible et pas seulement du senti. Autrui n’est donc pas tant un être que la possibilité d’autres êtres, d’autres sources de perception possibles qu’il me faut prendre en compte dans mon champ perceptif réel.
        Dans l’histoire de la philosophie, cette thèse est d’une puissance inouïe, notamment parce que, jusque là, les philosophes s’étaient contentés de poser la question d’autrui comme autre conscience. Le rapport avec autrui se définissant dés lors comme un duel, le « combat » était inévitable.
        Dans « Huis clos », Jean-Paul Sartre décrit l’enfer de cette dépendance d’être constamment dans le champ de vision de l’autre, dans l’orbe perpétuel de son jugement. Garcin, Estelle et Inés sont dans une pièce dont ils ne peuvent pas sortir et ils se torturent mentalement, successivement, mutuellement. C’est comme si tout rapport à autrui se réduisait nécessairement à un rapport de forces à l’intérieur duquel il faut se battre pour la reconnaissance. De fait, chacun de nous a vécu ce sentiment de « chute », de perte provoqué par la présence d’une autre personne dans une pièce. Je suis seul, tout va bien parce que je suis une conscience et que rien ne remet en cause ce statut mais dés qu’une autre personne apparaît je suis vu par d’autres yeux, ce qui signifie que je suis l’objet du regard et donc de la conscience d’une autre personne. Etre devant quelqu’un d’autre, c’est réaliser que je ne peux me contenter d’exister devant lui mais il faut que je me fasse accepter, que je fasse mes preuves, comme si chaque rencontre était quand même, en fin de compte une épreuve, épreuve visant à être l’ami certifié, l’amant certifié, le fils certifié, le père, l’employé, le patron, etc.
        Or si tel était bien le cas, Si Sartre avait raison, Robinson serait au paradis puisque ce jugement perpétuel, cet enfer de la présence d’autrui n’est plus effectif. La perspective ouverte par Gilles Deleuze et Michel Tournier est beaucoup plus intéressante dans la mesure où elle affirme qu’Autrui n’est pas cette présence d’une autre conscience dans mon champ perceptif, mais  finalement le fait que mon champ perceptif prend déjà la présence d’autrui comme une donnée structurante de ce que je perçois. Autrui, ce n’est pas la perception de la présence d’un « Non-moi", c’est cette façon de percevoir qui présuppose toujours déjà du non-moi. Autrui n’est pas ce que je perçois, il est une certaine façon de percevoir qui présuppose du possible. Cela signifie que lorsque j’ai peur du jugement d’autrui, lorsque je perçois son existence comme celle d’un jugement dont je serai l’objet, je fais semblant de ne pas me souvenir que ce visage qui me fait face est déjà en lui-même le produit d’une construction perceptive dans laquelle il y a déjà de l’autrui, c’est-à-dire du possible. Que ce visage soit là devant moi, c’est avant tout ce qu’a rendu possible un « travail » dans lequel il entrait déjà du possible, c’est-à-dire de l’autre. Le visage de l’autre n’est perçu qu’en tant qu’il est visible, c’est-à-dire éventuellement vu par autrui, c’est toujours à partir de la présence d’un autrui possible que je perçois la présence d’un autrui réel et que je synthétise tous les angles de vue possibles de ce visage, ce qui signifie que cette existence d’autrui est moins l’objet ou le sujet que je perçois que le postulat à partir duquel je le perçois.
        

C’est exactement ce que veut dire Gilles Deleuze quand il affirme « Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. »
        Autrui c’est cette présupposition à partir de laquelle nous structurons des perceptions brutes, senties que nous avons vécues dans la durée dans la projection d’un espace organisé sensible, c’est-à-dire possible. Lorsque le visage que je vois dans cette structure où autrui est toujours efficient a priori (sans quoi je ne verrai pas ce visage) est effrayé, l’effet de structure d’autrui a priori se reconduit et fait à présent signe de la structure d’un monde possible effrayant.  Autrui prend corps et visage à partir de la postulation de l’existence de tous les autrui possibles et à l’intérieur même de ce champ perceptif il renvoie à la possibilité d’un autre champ perceptif. Autrement dit, si Autrui est ce possible effectif dans la structure de mon champ perceptif, il est aussi en tant que présence perçue à l’intérieur de ce champ la source d’un autre champ qui va lui-même supposer autrui comme structure. Autrui est à la fois cadre et objet de ma perception (il est cadre avant d’être objet), et en tant qu’objet il fait signe d’un nouveau cadre à partir de ce que l’on pourrait appeler la connotation de sa présence: joyeuse, effrayée, etc. Percevoir, c’est générer du possible, c’est créer comme possible tel objet ou telle personne, mais cet objet ou cette personne que je perçois comme possible dans ce champ perceptif structuré par autrui, renvoie elle aussi à un nouveau cadre possible. C’est ainsi qu’autrui joue aussi le rôle de relais vers de nouveaux mondes possibles, en fonction des expressions que revêt son visage dans mon champ perceptif.
         

Rien de plus éclairant ici que d’évoquer le cinéma et notamment Hitchcock, soit sa capacité à filmer l’horreur non pas comme un fait mais comme ce dont fait signe le visage effrayé de la future victime. On pourrait croire à tort que c’est l’imminence du danger qui nous tétanise davantage que l’horreur elle-même mais en réalité c’est davantage l’effet de vérité que le cadrage d’un visage révèle dans la perception même. Si le visage effrayé est pour nous plus effrayant que la catastrophe même, c’est parce que toute perception n’est elle même réelle qu’à partir du possible dont fait signe le visage effrayé.  Les visages sont des paysages de possibilités que nous parcourons comme autant de mondes enveloppés dans le fil de leurs expressions. Nous explorons au fil des visages que nous percevons tous ces mondes possibles qu’enveloppent leurs expressions. C’est pour cela que les visages nous fascinent autant. Tout visage se manifeste à nous comme le seuil d’un nouveau monde possible qu’il nous reste à explorer. Qu’Autrui soit l’expression a priori d’un monde possible, c’est ce qui s’effectue à la fois dans la structuration comme possible d’un objet réel et la projection réelle d’un monde toujours possible au fil des expressions d’autrui.

1) Pourquoi nous arrive-t-il de penser que nous ne pourrons jamais faire partager une expérience à Autrui?
2) Avons nous raison? En quoi la question de savoir si l’expérience est partageable avec Autrui est-elle mal posée?
3) De quoi Robinson fait-il l’expérience? Expliquez « Autrui pièce maîtresse de mon univers »
4) Pourquoi la vision d’Autrui par Sartre est elle dépassable par la conception de Gilles Deleuze?
5) Expliquez « Autrui, c’est l’expression a priori d’un monde possible »



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire