dimanche 8 novembre 2020

Ecriture libre ( "Suis-je l'auteur de ma vie?") - "Je suis né d'un moustique" de Médéric Niot

Ce matin, comme tous les autres matins, ma soif et ma faim m’ont encore préparé un mauvais coup. Ils m’ont obligé à offrir à un boulanger des pièces de monnaie, du moins, ce que l’homme francophone appelle communément « des pièces ». Ce sont de petits disques métalliques, généralement en cuivre, fabriqués dans un moule par une machine et facilitant de faibles transactions financières entre les hommes. En échange, le boulanger m’a offert la conséquence de plusieurs minutes de travail, correspondant à plusieurs minutes d’une vie, une brioche au goût fruité. La société dont on a exigé de moi que j’en fasse partie m’a réclamé d’être poli, courtois, et de remercier verbalement le boulanger, bien qu’en soi, lui offrir des pièces de monnaie était déjà une forme de remerciement. Il fallait aussi que je lui souhaite une bonne journée, comme si ne pas le faire allait le maudire et faire que cette journée soit la pire qu’il n’ait jamais vécue. Ces pièces de monnaie m’ont fait de la peine. Elles sont passées d’une main à une autre, quasiment inconnue. Je ne pouvais plus les contrôler, je ne pouvais plus influencer leur destin et choisir ce qu’elles allaient devenir. Peut-être se perdront-elles un beau jour dans une bouche d’égout, échappées de la poche d’un individu égaré. J’ai ressenti de la culpabilité.


Ce matin, comme tous les autres matins, le vent et la faible température ont encore eu raison de ma volonté. Ils m’ont forcé à m’habiller chaudement avant de sortir dans la rue. Ces sacripants m’ont ordonné de mettre un pantalon, du moins, ce que l’homme francophone appelle communément « un pantalon ». C’est un objet en fibres synthétiques, généralement le fruit d’une machine à coudre automatique, qui aide l’homme à ne pas ressentir le froid au niveau de ses jambes. J’ai aussi dû me protéger de cette sensation désagréable en enfilant une chemise, une veste et un manteau imperméable. La société dans laquelle je suis né m’a conduit à repasser mon pantalon, car les minuscules plis visibles dessus n’amélioraient pas l’image que je pouvais renvoyer de moi aux autres individus que je croisais dans la rue et que je n’allais peut-être plus jamais rencontrer de toute ma vie. Le pantalon me serrait au niveau des hanches, ce n’était pas confortable, j’aurais préféré être jambes nues. De plus, la façon dont je m’étais habillé pouvait le fragiliser. Peut-être se déchirera-t-il un beau jour, et sera-t-il forcé de finir son existence à la déchetterie. J’ai ressenti de la honte.
                    
Ce matin, comme tous les autres matins
, ma motivation habituelle m’a contraint à effacer toute trace des songes que j’ai fait durant la nuit. Cette vaurienne m’a commandé de me replonger encore dans la réelle matérialité de la vie. Je n’étais pas dans un château bleu avec une photocopieuse géante mangeuse d’hommes qui me courait après dans un labyrinthe de couloirs infini, ni sur un grand nuage solide, entouré d’arbres fruitiers dont certains produisent des friandises sucrées fluorescentes ayant l’apparence de petits insectes colorés. J’étais bel et bien dans mon lit, du moins, dans ce que l’homme francophone appelle communément « un lit ». C’est un meuble, généralement en bois, construit et assemblé par des robots et contribuant à la transition quotidienne du libre-arbitre vers l’imagerie de l’inconscience. Je me sentais encore fatigué, mais je n’avais pas le choix. En me levant, j’ai fait craquer une latte du lit. Ce bois dans lequel un arbre se chauffait s’est brisé, j’ai détruit une partie de l’objet qui gardera à jamais des séquelles de cet évènement. Quelle horreur, c’était de ma faute. J’ai ressenti du dégoût de moi-même.
                     

Ce sont plein de petites choses qui rythment chacun de mes jours. Ma matinée était donc semblable à toutes les autres, sauf que ce jour-là, une chose avait été différente. Je vis un vil insecte volant qui voulut envahir mon espace vital : ma chambre. Vif, je volai un livre véloce à ma bibliothèque, et enlevai la vie à ce satané moustique en l’éclatant contre le mur. Pour la première fois, j’avais supprimé une existence, j’avais décidé consciemment du sort et du destin d’un pauvre être vivant qui ne demandait qu’à tenter de vivre. Mon père, agent d’entretien, a toujours détesté ces bestioles, il m’a toujours appris à me défendre. Mon grand frère, acteur et comédien dans un grand théâtre à Strasbourg, a toujours fait le ménage chez nous de ce genre de parasites, même s’il reste un grand peureux. Il l’a toujours été. Sa blessure existait avant lui, il tient ça de notre mère, mais il parvient parfaitement à l’incarner. Quand à moi, j’ai toujours souhaité être auteur et compositeur de musique pour d’autres artistes musiciens ou chanteurs qui souhaiteraient interpréter mes œuvres. Je suis plutôt un artiste contemporain, et je cherche à concevoir de belles sonorités avec des objets du quotidien, mais ces temps-ci je n’avais plus trop d’inspiration.
                         

Il y avait donc une tâche de sang sur mon mur. Une horrible tâche qui salissait la paroi rugueuse que j’avais déjà nettoyé quelques jours auparavant. Il me fallait quelque chose pour laver cette épouvantable trace sanguinolente, et preuve d’un meurtre dont j’étais l’unique responsable. Je suis donc parti chercher une éponge dans ma cuisine. Quand je suis revenu dans ma chambre, je n’apercevais plus la trace, car elle était tout de même petite. Je m’exclamai « Où es-tu ? », je ne m’attendais pas à ce qu’elle me réponde, bien qu’elle aurait pu, dans un autre monde, être consciente et douée de la parole. J’ai retrouvé la tâche, je l’ai essuyé, et le son produit par le frottement de l’éponge contre le mur était si beau, si satisfaisant… J’avais, ce matin-là, retrouvé l’inspiration artistique qui m’animait. Il y a toujours un bon usage à faire des instruments dont nous disposons, et mon éponge me l’a montré ce jour-ci. Malgré la triste péripétie du moustique, j’ai réussi à être à la hauteur de ce qui m’arrivait, et je me suis remis à composer de la musique contemporaine. J’avais, ce matin-là, pris une décision que je n’avais jamais prise, et qui m’a permis d’aller de l’avant. Une décision qui m’a permis de continuer mon existence, mon essence. C’est aujourd’hui que je suis né. Quelque chose commençait dans ma vie, mais aussi « de » ma vie, quelque chose qui ressemblait à un jeu : « je »…
                    Par contre, ce matin-là, je suis arrivé en retard en cours.


Auto-analyse littéraire et philosophique du texte :

Première partie (paragraphes 1 à 3) :
• Personnalisation des choses (« soif », « faim », « vent », « froid », « motivation »).
• Champ lexical du libre-arbitre non-satisfait (« obliger », « réclamer », « exiger », « falloir », « ordonner », « devoir », « conduire », « forcer », « contraindre », « commander »).
• Suppression de toute trace d’appartenance et des pronoms possessifs.
• Description et caractérisation des objets (pièces, pantalon et lit) par les différentes causalités (causes matérielle, formelle, efficiente et finale).
• Répétition du terme « vie » dans chaque paragraphe pour faire raisonner le mot.
• Évocation de l’inconscience et du libre-arbitre (paragraphe 3).
• Champ lexical des sensations (« ressentir », « sensation », « sentir »).
• Évocation du bois dans lequel on se chauffe en référence à Spinoza (paragraphe 3).
• Champ lexical des valeurs de la mort (« culpabilité », « honte », « faute », « dégoût de soi-même »).
• Insistance sur la convention de la langue française qui permet d’identifier et de genrer des choses qui ne sont pas similaires.
• Champ lexical du « fruit » (« fruité », « fruit », « fruitier ») en référence à la conséquence (le fruit de quelque chose), et donc au déterminisme.
• Ordre chronologique des évènements inversé (pour faire penser au recul de l’homme lorsque ce dernier n’est pas libre).
Deuxième partie (paragraphes 4 à 5) :
• Retour au sens chronologique normal, car la réflexion avance.
• Apparition de la possession et des pronoms possessifs, puisque maintenant, c’est sa vie.
• Apparition de la volonté et du libre-arbitre (« vouloir », « décider »).
• Apparition de la conscience.
• Allitération en [v] pour faire penser à la liberté, à l’envol.

• Emploi de nombreux adjectifs (« petites », « vil », « satané », « grand », « belles »…) en référence à la qualification des actes, des causes, des motifs et des êtres par l’homme.
• Évocation de « tenter de vivre » en référence à Miyazaki (paragraphe 4).
• Évocation de « satané » en référence au démon de la perversité (paragraphe 4).
• Double-sens des termes « agent », « acteur » et « auteur » (paragraphe 4).
• Expression de la fatalité dans « il l’a toujours été » (paragraphe 4).
• Évocation de « l’incarnation de la blessure » en référence à Joe Bousquet (paragraphe 4).
• Idée de « conception » en référence à « l’auteur » (paragraphe 4).
• Évocation de la responsabilité (paragraphe 5).
• Évocation de « Où es-tu ? », en référence à Dieu cherchant Adam et Ève en se promenant dans le jardin d’Éden (paragraphe 5).
• Évocation de « Dans un autre monde », en référence à « la matrice » dans Matrix.
• Idée de « Être animé par quelque chose » (paragraphe 5).
• Évocation de « Il y a toujours un bon usage à faire des instruments dont nous disposons » en référence à Stiegler (paragraphe 5).
• Évocation de « Être à la hauteur de ce qui nous arrive », en référence au principe stoïcien.
• Idée de l’existence qui précède l’essence, en référence à Sartre (paragraphe 5).
• Idée de « la naissance » en référence à « l’auteur » (paragraphe 5).

(Médéric a rédigé cette auto-analyse qui fait le lien entre de nombreux éléments de son essai et les cours de ces deux premiers mois. C'est réussi et cela accroît, s'il en était besoin, l'impression première de maîtrise totale de l'écriture (en plus cela fait office de révision, c'est super!) Toutefois c'est un "plus"  qu'il a  rajouté à la "consigne", laquelle n'exige nullement un tel rapprochement avec les cours de philosophie. Pour les retardataires qui ne m'ont pas encore donné leur essai, cette auto-analyse n'est pas du tout à considérer comme requise ou attendue)

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