dimanche 1 novembre 2020

Le métier d'enseigner: symbole, humour et clandestinité


                    Qu’est-ce qu’un enseignant? C’est d’abord une personne qui émet des signes afin de libérer des puissances d’agir. Derrière l’apparence du mot d’ordre institutionnel, il y a cette recherche continuelle du déclic qui va favoriser la compréhension mais plus encore, l’engouement et pourquoi pas la passion, l’affect effectuant la réalisation par l’individu qu’il est une puissance qu’il consiste en cela. Le tueur de Samuel Paty a été l’agent d’un pouvoir, Samuel Paty est un fonctionnaire de la puissance et cette puissance bien que capturée par un appareil institutionnel ne s’y réduisait pas, contrairement à l’acte de tuer de son bourreau. Dans la clandestinité et l’anonymat de sa « petite vie » d’enseignant, Samuel Paty savait bien qu’il accomplissait une oeuvre aussi peu spectaculaire que nécessaire, « de prime urgence »: libérer la puissance d’agir dans laquelle consiste toutes ces façons d’être différentes qui constituent une classe de collège.
                
            Samuel Paty est devenu un symbole. Tout protocole symbolique suppose une dynamique ascendante et descendante: élever un moment du réel à une dimension « édifiante », significative, sacrée et, à l’inverse, ramener les idoles du temple à leur origine profane, rappeler que cette étincelle du sacre, de la célébration, de la vocation significative et « universalisante » c’est dans un quotidien banal qu’il faut cribler d’un regard neuf, attentif qu’elle se trouve, pour peu que l’on sache voir. La ligne de défense de nombreux criminels nazis au procès de Nuremberg a consisté à prétendre qu’ils n’ont fait « que ce qu’on (le Führer) leur a dit de faire », ligne de défense à laquelle tout bon fonctionnaire se devrait de donner une importance  cruciale dans l’exercice même de son métier: jusqu’à quel point moi qui « fonctionne » dans la fonction publique suis-je à même de faire exactement ce que je me sens devoir faire à titre propre, de telle sorte que rien dans la pratique quotidienne de mon métier et du cadre qui l’organise ne déborde d’une visée stylistique, originale, éthique. Puis-je m’individuer en individuant? Je ne fais ce que l’on me dit de faire qu’à la condition que cette partie là du contrat soit aussi remplie, c’est-à-dire que j’éprouve à tout instant cette coïncidence sous la puissance de laquelle je ne donne jamais quoi que ce soit à penser sans y prélever ma « dime » gagnant gagnant: ce que je donne à penser c’est que je me donne à penser. Je n’enseigne pas la liberté d’expression parce que c’est au programme mais parce que c’est MON programme que d’être libre d’expression, de toutes les expressions et qu’à aucun moment je ne détache ni même ne décale ce que je dis de la liberté de ce que je suis libre de devenir en le disant.
           

Un fonctionnaire de l’Etat est un agent qui fait ce qu’on lui dit de faire mais tout dépend évidemment de ce que désigne ce « On », de la puissance anonyme dont ce pronom impersonnel fait signe. Ce on pourrait tout aussi bien être un « ça », comme lorsque nous disons d’une proposition: « ça me dit » ou encore « ça me parle! ». Chacun mesure bien à quel point la nature de l’impératif est en train de varier, je fais ce que ça me dit de faire. Il faut réfléchir ici et réaliser ce que le 3e Reich aurait été si au lieu de faire ce que le Führer ordonnait de faire, Goehring ou Eichmann avaient fait ce que ça leur disait de faire. « Exterminer 5 millions de juifs: ça me dit! »: non ce n’est pas possible, même à utiliser le pire argument qui soit, ça n’est pas matériellement possible parce que cela suppose toute une organisation, une administration une tâche laborieuse, répétitive et sans substance, sans contenu, sans vie. « Ça me dit bien de faire ceci ou cela! » est au contraire une déclaration qui suppose une spontanéité, c’est-à-dire que c’est de mon propre mouvement  que je vais faire cette chose « qui me parle » et qui me dit. En d’autres termes, « ça » me dit parce qu’à quelque niveau c’est moi et seulement moi qui me le dis. Or je ne peux pas me dire que tuer cinq millions de juifs « me parle »,  ni que « ça me dit » de le faire.
        Tout ce que l’on ne peut pas spontanément vouloir est donc suspect et c’est à la lumière de cet impératif qu’on pourrait dire catégorique s’il n’était pas aussi distinct (voire contraire) à celui d’Emmanuel Kant que nous pouvons clairement et indiscutablement comparer les deux actions de Samuel Paty d’un côté et de son assassin de l’autre. « Décapiter un prof: ça me dit » est un énoncé que l’on ne peut pas proférer parce que c’est seulement en tant qu’il se sent tenu à le faire au nom d’un devoir religieux, symbolique, solennel, abstrait et non d’une spontanéité physique affective, émotive que le meurtrier s’est décidé à le faire. On ne peut accomplir un tel acte sans se faire d’abord violence de soi-même à soi-même en le faisant. . Enseigner la liberté d’expression, ça me dit: oui parce que c’est la liberté d’expression qui parle en le disant, et seulement elle.
          

Cette chose que je m’apprête à faire, puis-je la vouloir en elle-même, de moi-même, directement, sans intermédiaire, sans me faire violence de quelque biais. Circule-t-il en elle quelque chose qui favorise l’augmentation de ma puissance? C’est la seule et unique question que nous devrions nous poser avant de passer ou pas à l’acte. Derrière tout mot d’ordre, c’est aussi la seule interrogation qui doit occuper nos esprits d’agents éventuels, de fonctionnaires éventuels. Qu’est-ce qui fonctionne là-dedans? Si ce n’est que du mot d’ordre, alors cela fonctionne à vide, si quelque chose de ma façon spontanée d’être s’y trouve impliquée par quelque biais, si quelque chose de cette stylisation de l’existence dans laquelle je consiste s’y trouve liée, unie, libérée alors je peux la faire parce" j’y suis » comme on dit de l’instant juste dans l’intervalle duquel on s’intercale avec exactitude. J’y suis « le larron s’incarnant dans la bonne occasion » parce qu’il n ‘y a, de fait ,que des occasions à saisir d’y devenir un peu plus soi-même.
            
            Nous sommes passés très près d’ignorer complètement l’existence de Samuel Paty, et sans aucun doute, cela aurait été préférable pour lui. Il ne faut donc pas se méprendre sur les circonstances de sa célébrité qui ne sont en aucune façon volontaires de sa part, contrairement à celle des idoles de la télé-réalité ou de telle ou telle vedette du petit écran. Le métier d’enseigner n’est pas une pratique spectaculaire, qui peut s’accommoder des projecteurs du sur-lignement médiatique, tout simplement parce qu’une puissance d’agir abrutie comme nous le sommes actuellement par cette multiplicité de messages publicitaires, de slogans idéologiques divers véhiculés par des chaînes contrôlés par des actionnaires, d’incitations perpétuelles à dire ce qu’elle pense ou à commenter l’actualité, ne se réalise pas facilement et c’est une contradiction flagrante de notre société actuelle que de nous payer à accomplir ce qu’elle s’efforce par ailleurs de rendre impossible. Mais en même temps cela nous permet de mieux comprendre ce que nous sommes et ce que nous faisons, à savoir exactement le travail qui a valu à Samuel Paty d’être exécuté: donner à chaque élève la possibilité de réaliser le fond de cette spontanéité à partir de laquelle rien de ce qu’il accomplira se fera autrement que de son propre mouvement, « sponte sua ». Je ne parle pas du tout ici de « penser par soi-même », parce que ce prétendu idéal des Lumières est absolument vide de sens. Il s’agit plutôt de faire comprendre à tout élève que penser est en soi une puissance d’agir, et qu’en tant que telle, elle à partie liée avec son désir d’accroître cette puissance de stylisation dans laquelle elle ou il consiste. Et cette puissance elle-même ne peut être stimulée que par une autre puissance.
        Malheureusement c’est lorsque une puissance est représentée ou détruite par un pouvoir que l’on en parle. Ce faisant, l’acte d’enseigner qui ne peut se concevoir que dans la clandestinité de la puissance est alors sommée de se dévoiler, de se révéler en plein lumière, c’est-à-dire là où il est impossible qu’elle s’effectue. Ce point est fondamental: c’est toujours inconsciemment, secrètement, de façon opaque et souterraine, que l’acte de libération dans lequel l’enseignement consiste s’opère. C’est la raison pour laquelle les enseignantes et enseignants sont souvent gênées lorsqu’on les remercie ou, pire encore lorsqu’on les célèbre, parce que cela prouve qu’ils ont été démasquées, qu’ils n’ont pas accompli leur ouvrage « parfaitement » jusqu’à la réalisation pleine et entière par l’élève du sens profond que revêt « sa » spontanéité. Le travail de l’enseignant est de « self annulation ». Il faut faire disparaître tous les échafaudages jusqu’à ce que l’enseigné(e) réalise qu’il ne doit à personne d’autre que lui-même d’être purement et totalement cette puissance d’agir qui ne s’effectue que de son plein gré, indépendamment de tout intermédiaire (pourtant il y en a eu une ou un).
         

A la tentation perverse de la célébrité publique, l’enseignant(e) doit répondre en se rendant sensible à la voix sourde d’un étrange démon silencieux de la sobriété, d’un sombre passager passé expert dans l’art et la rigueur de faire se télescoper les puissances, les potentiels, les charges menaçantes et émotives, les affects, les déclenchements imperceptibles et les passions non dites. Pour le dire en d’autres termes: enseigner est une pratique qui, comme la lune, a une face éclairée et une face cachée, mais rien ne s’accomplit vraiment sur la moitié visible.  Le « savoir-faire » de l’enseignant est inversement proportionnel aux efforts qu’il produit pour « faire savoir » qu’il en pratique un. C’est la raison pour laquelle il faut se méfier tout autant des pédagogistes que du camp adverse qui prétend qu’un cours ne consiste que dans un contenu et peu importe les formes. Il est évident que ce métier ne peut être exercé sans un minimum de générosité au sens cartésien du terme. Mais les modalités de libération de cette générosité ne peuvent réellement s’expliquer, ni se communiquer, ni vraiment se comprendre. Faire comprendre est une pratique qui doit rester incomprise. Cela signifie que les façons dont les puissances d’agir se télescopent et se stimulent mutuellement sont énigmatiques, silencieuses et souvent imprévisibles. C’est exactement comme deux voix qui dans un choeur font l’expérience inédite et éphémère de leur consonance sans jamais s’égarer dans le mirage d’une identité partagée: nous sommes UN mais nous ne sommes pas les mêmes et nous pouvons consister dans ce diapason là, parce qu’à la fin des fins, tout ce qu’il y a c’est un seul choeur mais ce choeur ne peut pas davantage se rendre visible ni même définissable qu’un monde dont il nous est impossible de s’extraire. Ici comme ailleurs « l’immonde », c’est la croyance en un « hors monde ».                 

        Dans le verbe enseigner c’est le préfixe « en » qui est déterminant par ce qu’il revêt de nuance globalisante: enseigner c’est libérer des signes par le canal d’une puissance d’agir qui se trouve être aussi la destinataire et l’émettrice de ses signes, c’est la raison dernière pour laquelle il n’est rien de ce métier qui puisse se prêter à l’exposition médiatique, pas davantage qu’aux tentatives de récupération idéologique. Dans cette neutralité clandestine de l’enseignement, l’humour occupe une place essentielle et active parce qu’en constant décalage. L’humour est l’une des armes utilisées par l’action de libérer des puissances d’agir parce qu’il est impossible que cette puissance s’effectue si elle se fige dans l’esprit de sérieux. C’est une autre façon d’affirmer que l’enseignement doit être aussi et surtout un JEU, mais un jeu auquel on se consacre entièrement.




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