lundi 16 novembre 2020

CSD (Cours Semi Distanciel) terminale HLP du 17/11/2020: L'expérience est-elle partageable?

               Ci joint l'enregistrement audio du cours. Bonne lecture


 

  "La solitude n'est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C'est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l'équipage disparu et les habitants de l'île, car je la croyais peuplée. J'étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis elle s'est révélée déserte. J'avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s'enfonçait dans la nuit. Leurs voix s'étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail.
Je sais maintenant que chaque homme porte en lui — et comme au-dessus de lui — un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu'un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d'un monument, ce n'est pas par goût de l'accessoire. Les personnages donnent l'échelle et, ce qui importe davantage encore, ils constituent des points de vue possibles, qui ajoutent au point de vue réel de l'observateur d'indispensables virtualités.
A Speranza, il n'y a qu'un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s'est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles — des paramètres — au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L'île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d'interpolations et d'extrapolations qui la différenciait et la douait d'intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n'ai pris conscience de cette fonction — comme de bien d'autres — qu'à mesure qu'elle se dégradait en moi. Aujourd'hui, c'est chose faite. Ma vision de l'île est réduite à elle-même. Ce que je n'en vois pas est un inconnu absolu... Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. [...]
Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d'autres que moi la foulent. Contre l'illusion d'optique, le mirage, l'hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l'audition... le rempart le plus sûr, c'est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu'un, grands dieux, quelqu'un !"
                               Vendredi ou les limbes du Pacifique - Michel Tournier

Autrui comme structure a priori de la perception

            "En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu'est autrui. Le tort des théories philosophiques, c'est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans l'Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d'autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu'il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n'est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c'est d'abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait.
Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n'empêche pas qu'elle préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. Un visage effrayé, c'est l'expression d'un monde possible effrayant, ou de quelque chose d'effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore.
        Comprenons que le possible n'est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n'existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n'existe pas (actuellement) hors de ce qui l'exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l'implique, il l'enveloppe comme quelque chose d'autre, dans une sorte de torsion qui met l'exprimé dans l'exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu'autrui exprimait, je ne fais rien qu'expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu'autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu'il enveloppe: en parlant, précisément.
        Autrui, c'est l'existence du possible enveloppé. Le langage, c'est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c'est le développement, l'explication des possibles, leur processus de réalisation dans l'actuel. D'Albertine aperçue, Proust dit qu'elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m'avait vu, qu'aurais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L'amour, la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c'est l'expression d'un monde possible, c'est l'exprimé saisi comme n'existant pas encore hors de ce qui l’exprime."
                                           Logique du sens - Gilles Deleuze

                 


                Nous ne pouvons pas nous empêcher de penser, en évoquant cette question, à l’attitude du romantique qui semble se résigner à la réponse négative. Puisque il lui apparaît impossible de communiquer, il se retire « en lui-même » et cultive en solitaire le jardin secret de son intimité. De fait, nous avons toutes et tous déjà éprouvé ce sentiment de l’incommunicabilité de nos sentiments, de nos états d’âme, de nos impressions. « A quoi ça sert que je te parle puisque tu ne comprendras pas? » « Les mots désignent des genres », comme dit Henri Bergson: cela signifie que nous ne pouvons rendre compte d’une réalité qui nous a touchée qu’avec des mots susceptibles de valoir pour une autre réalité assimilable à la première. Je parle d’amour, de nostalgie, de tristesse parce que je sais mon interlocuteur pourra, à partir de ces mots, se faire à peu prés une idée de ce que je veux dire, mais en même temps, je perçois bien que ce ne sera qu’une approximation, c’est-à-dire qu’il y a toujours dans le ressenti plus que je ne pourrai jamais en dire. Le mot est un peu comme un pavé dans la mare. Tous les mots sont des « gros mots » parce qu’ils reposent sur un accord tacite entre les interlocuteurs qui, au sens propre « va sans dire », à savoir que l’on va essayer de nous entendre un peu sur des expériences que nous avons vécues différemment mais dont on va parler ensemble, c’est-à-dire finalement que nous allons dénaturer d’un commun accord, en « faisant comme si » « amour », « joie », « tristesse » étaient des « notions » pointant une communauté de ressenti suffisante pour faire conversation, pour valoir à titre de nom « commun », c’est-à-dire faisant communauté.
        En d’autres termes, chaque mot serait une concession, un « pis-aller », un moindre mal, mais de quel mal, après tout? Celui d’une incommunicabilité complète, d’une conception de l’humanité pour laquelle tout individu serait isolé, refermé en lui-même, comme si nous n’étions que des « bulles », que des êtres solitaires enfermés dans la cellule de sensations inexprimables, de langues propres incompréhensibles aux autres, autres parlant eux-mêmes, pour chacune et chacun d’eux, un dialecte que je ne comprendrai pas. Il nous faut imaginer concrètement cette impossible communication, ce qu’elle induit de terreur, soit l’impossibilité pour les hommes de faire société, de faire groupe, communauté, humanité, pour réaliser a contrario cette nécessité de la parole, ce réconfort des paroles anodines, l’importance de ces petits riens qui font tout: « oui et toi? » « il fait beau hein? » « Très bien et vous? » Nous savons bien que ces formules ne disent pas exactement ce qu’elles disent (peut-être ne nous préoccupons-nous pas vraiment de la santé des autres auxquels nous adressons cette phrase, encore que, dans ce contexte pandémique, cet intérêt prend beaucoup de poids) mais en fait elles disent beaucoup plus que cela: elles portent en elles le souhait implicite de faire groupe, de trouver en l’autre humain du « répondant », d’en finir avec l’atrocité d’une représentation du monde dans laquelle nous serions toutes et tous dans une cellule d’isolement. C’est contre la terreur d’une humanité dispersée, atomisée, fragmentée en cette multiplicité d’unités fermées, recluses que le petit « ça va pas mal et toi? » lutte vaillamment, de toutes ses petites forces.
        Représentons-nous un régime concentrationnaire tout impliqué à diviser les hommes jusqu’à ce qu’ils perdent de vue toute possibilité « d’humanité commune », de lien, de communauté,  et nous réaliserons l’intérêt de nous parler, fût-ce pour ne rien nous dire de profond, de crucial ou de philosophique.
        Mais que sommes-nous en train de dire exactement? Qu’il importe peu finalement que nos expériences soient partageables pourvu que les mots que nous échangeons, mots « communs », génériques entretiennent l’illusion qu’elles le soient. Nous pointons alors une sorte de ligne de fuite, de zone ultime, de « croyance » régulatrice à laquelle il est nécessaire de faire crédit, non pas parce qu’elle serait vraie, mais parce qu’il serait absolument catastrophique que nous n’y adhérions pas: les expériences des humains sont partageables par les humains.
        Mais d’où vient exactement la nature fondamentale, primitivement nécessaire de cette croyance?  Pourquoi lui accordons-nous une telle importance? D’où vient ce présupposé qu’il n’y aurait rien d’intéressant à vivre de cette expérience que j’ai vécue si je ne pouvais pas la partager avec Autrui? Ne serait-ce pas, en fait, parce que c’est toujours sur le fond de la présence d’autrui que nous faisons nos expériences? Se pourrait-il que nous soyons si soucieux de partager nos expériences tout simplement parce que c’est à partir du présupposé selon lequel elles sont partageables que nous les avons faites?
        Cette perspective est très pertinente en ceci qu’elle éclaire « par le dessous » ce que nous nous apprêtions à considérer comme une sorte d’adhésion à une croyance idéale. Ce ne serait pas parce qu’il serait nécessaire d’y croire que nous entretiendrons l’illusion d’une expérience partageable, mais parce que c’est toujours à partir de cette illusion que nous avons vécu cette expérience. Cela signifierait entre autres choses que nos mots ont déjà structuré notre perception, qu’ils l’ont préalablement pénétré de cet esprit, de cette prédisposition de la présence d’Autrui et que c’est sur cette base là que nous l’avons faite. La solitude nous ferait horreur non pas parce qu’elle ruinerait une conception unie de l’humanité mais plutôt parce qu’en fin de compte, nous ne l’avons jamais vraiment faite, parce que nous avons été d’emblée éduqués, construits  socialisés, conditionnés à partir de cette croyance et que la solitude est « l’impensé" de toute vie humaine.
         

                    La plupart des philosophes ne considèrent jamais autrui autrement qu’en tant que l’autre personne. Hegel insiste sur le duel incontournable que se livrent deux consciences posées l’une en face de l’autre: laquelle sera l’objet de l’autre, laquelle sera le sujet (la dialectique du maître et de l’esclave)? De fait nous faisons toutes et tous l’expérience de ce désir d’être reconnu(e) par l’autre conscience. Mais ce faisant, nous n’envisageons pas la possibilité que cette aspiration parfois démente à la reconnaissance par autrui (réseaux sociaux, dynamiques de groupe absurdes et sournoises) soit finalement causée par une sorte de « base  perceptive », de donnée première de notre rapport au monde, dans laquelle le présupposé de la présence d’autrui se serait insinuée de façon aussi certaine que dissimulée. 
                C’est précisément la thèse défendue par Gilles Deleuze à partir du roman de Michel Tournier: « Vendredi ou les limbes du pacifique ». Robinson, confronté à une solitude totale et contrainte, devient finalement le cobaye d’une expérimentation fascinante et décisive. On pourrait dire qu’il fait « l’expérience de l’expérience même », c’est-à-dire de tout ce que le fait premier d’expérimenter doit au présupposé de la présence d’autrui. La solitude le met en face de quelque chose d’incroyablement nouveau, quelque chose qu’aucun homme n’a jamais vraiment vécu: cet impensé d’une expérience vraiment solitaire du monde, de soi et de la vie. Il éprouve moins d’abord le caractère non partageable de l’expérience (comme nous avons tendance à le faire un peu trop facilement) que l’évidence du fait selon lequel c’est toujours à partir de la croyance au partage de l’expérience que nous faisons l’expérience, que nous la structurons inconsciemment. Il en prend conscience a posteriori parce que précisément petit à petit cette croyance se désagrège, ou plutôt elle apparaît telle qu’elle est: une simple croyance.
        Cette désagrégation, le Robinson de Michel Tournier la baptise: « déshumanisation »: « Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l'inexorable travail. » Dans les premiers moments de sa solitude, Robinson n’était pas vraiment seul parce que le souvenir de la vie collective, de la présence de l’équipage est encore vivace. Mais l’évidence de sa solitude réelle prend corps et agit comme un acide corrosif, attaquant une couche de présupposition qui pour nous est conservé par l’immersion quotidienne dans une vie communautaire, dans la cohabitation, dans le collectif.
          

                            Robinson est seul sur une île qu’il va baptiser « Speranza ». Mais en réalité, qu’une île soit une île, qu’un arbre soit un arbre, qu’un rocher soit un rocher, c’est ce que notre perception propre, solitaire, ne parvient en aucune manière à établir, à constater, à percevoir rigoureusement. Pourquoi? Parce que nous avons besoin de penser que la perception éprouvée ici maintenant par nous est « potentiellement » susceptible d’être ressentie par la perception d’un autre. C’est à partir de cette supposition là que je suis certain d’être devant un objet, dans une île, ou devant un arbre.  C’est sur la base de cette attestation tacite par le biais de laquelle autrui se porte garant par sa perception de ma perception que je perçois telle ou telle chose. Notre adhésion à un espace dans lequel prennent place des objets se constitue à partir de la croyance en l’autre. Si nous en venions à remettre en cause cette présence, alors nous serions confrontés à quelque chose de terrible, de chaotique, d’irreprésentable, du moins en un premier temps, à savoir des sensations fluctuantes, des impressions tactiles, visuelles, sonores qui ne sortiraient jamais de leur nature purement sensitive, c’est-à-dire qui ne se verraient jamais confirmées, solidifiées, cristallisées en objets extérieurs à nous. La certitude de l’extériorité des choses repose sur le postulat de l’existence d’autrui, c’est-à-dire sur notre certitude que, même si autrui n’est pas présent ici et maintenant, il verrait un autre angle de ce que je vois parce que ce que je vois est une extériorité visible par toute autre perception que la mienne.
        Autrui c’est la structure apriori d’un monde possible et ce possible crée de toutes pièces l’émergence d’un espace d’objets visibles, tangibles, sonores, etc. Entre la pureté solitaire et sensitive de nos sensations et l’existence supposée des objets, s’insinuent une structure: Autrui.
        Pour comprendre correctement la profondeur de la thèse qui est défendue ici, il faut mettre les textes de Michel Tournier et de Gilles Deleuze en perspective en considérant que Deleuze exprime philosophiquement l’idée illustrée littérairement par Michel Tournier, mais ils disent tous les deux exactement la même chose, et, en l’occurrence, par rapport à la question qui nous occupe, l’interrogation sur le caractère partageable de l’expérience est biaisée, tronquée, mal posée, parce qu’en réalité, nous ne faisons d’expérience qu’au sein d’une structure qui présuppose déjà l’existence d’Autrui.
        Cela signifie que je ne perçois un « objet » qu’en tant qu’il est perceptible par Autrui, qu’une autre personne soit présente ou pas (c’est-à-dire qu’autrui pèse de tout son poids sur chaque perception en tant que présence actuelle ou virtuelle) . Nous ne cessons de croire que nous percevons des objets alors même que nous ne percevons jamais en même temps toutes les données perceptibles, sensibles de cet objet qui ,en un sens très littéral, « n’existe pas », du moins pas en tant qu’objet « total ».
         

                    Un cube est placé devant moi: il a six faces: A,B,C,D,E,F. Il est absolument impossible que j’ai une intuition totale, entière de cet objet dans son intégralité, parce qu’il n’est pas envisageable d’embrasser par le regard, mais aussi par le toucher, par l’écoute, bref par tous mes sens, l’intégralité de cette chose. Cela signifie que quand je dis: « c’est un cube », je fais une extrapolation, je pars du principe que si Autrui était là, il verrait les faces B,C,D,E,F quand moi à cet instant je perçois la face A. Si nous nous concentrons sur la vue (mais on pourrait en faire autant pour chaque sens), il ne nous viendrait pas en tête de soutenir que les faces B,C,D,E,F n’existent pas sous le seul prétexte que, là où je suis situé, je ne vois que la face A. Pourtant ces faces sont invisibles là où je suis situé à cet instant. Quand je dis que je vois un cube, je fais donc une « métonymie ». Ce terme désigne la figure de style par laquelle on exprime un concept par un autre concept qui entretient avec le premier un lien de cause à effet, de contenu par le contenant (boire un verre) de partie pour le tout (une voile pour le bateau), etc. Je dis que je vois un cube quand je ne vois qu’une face de cube.
        Si je change de place et voit successivement la face B,C,D,E,F. Il faut que quelque chose en moi fasse le rapport entre ces perceptions distinctes, mais quoi? Ma mémoire, mes rétentions primaires, il est nécessaire que je me souvienne de la face A, B,C,D,E quand je suis en face de la F. Sans cela je serai incapable d’affirmer qu’il s’agit d’un seul et même objet, vu sous des angles différents. C’est la continuité de ma mémoire qui pose l’unité des faces du cube, et cette continuité ne saurait être reconnue qu’en tant qu’elle est la mémoire d’une personne UNE, c’est-à-dire d’un individu, au sens propre (ce qu’on peut pas diviser). C’est la non-divisibilité de ma mémoire qui unifie, synthétise les visions distinctes et fragmentées de toutes les faces du cube. Toutefois cette non-divisibilité de ma conscience, c’est-à-dire de la certitude qu’il y a une source unique de mes rétentions primaires, de mes souvenirs à très court terme (une puissance de centralisation des données multiples de mes sens) ne peut s’effectuer qu’en misant sur le caractère perceptible des données que je ne perçois pas directement. C’est finalement inclus, si l’on y prête attention, dans la notion même de « visibilité », de « sensibilité ». Ce qui est visible ou sensible n’est pas la même chose que ce qui est vu, ou senti. Nous entendons par là que cela "pourrait être" vu ou senti. Entre le visible et le vu, entre le sensible et le senti s’insinue la notion de possible et c’est exactement ce possible qui caractérise, selon Deleuze,  la présence d’Autrui dans chacune de nos perceptions.
        Aucune perception ne pourrait s’effectuer sans la croyance que l’objet perçu « demeure » identique dans le temps et dans l’espace. Pourtant cette continuité ne peut être sentie en tant que telle, elle ne peut l’être que successivement. Mais quelque chose a besoin de soutenir l’unité de cette succession, c’est-à-dire la croyance que c’est un seul et même objet. Cette croyance est soutenue par l’unité d’une mémoire, ou d’une conscience capable de centraliser les perceptions diverses, successives. Cela signifie que nous avons besoin de postuler l’existence dans l’espace de sources de perception autres que la notre dans l’instant même où notre perception s’effectue par exemple sur telle vue de la face A du cube. Tout ce que nous voyons dans la fugacité d’un instant présent s’effectue sur le fond de la croyance dans la visibilité de toutes les autres faces que nous ne voyons pas maintenant mais dont il est clair pour nous qu’elle seraient perceptibles « si Autrui était présent ». Toute vue effective n’est effective que sur le fond d’une visibilité. Mais cette visibilité est une vision seulement possible, une projection mentale, une hypothèse dont nous avons besoin pour soutenir le postulat que cet objet est « possible » et plus encore qu’il est réel alors même que la perception intégrale sous tous ses angles, et de toutes les qualités sensibles de sa présence est impossible et ne sera jamais senti dans un seul instant.
         

                             En fait nous pourrions dire que toute perception rigoureusement et strictement actuelle « serait » effrayante, d’une ponctualité brute, pure, donnée, violente et indéchiffrable. Il s’agirait d’un fragment épars de cube, quelque chose de non identifiable, au sens propre. Ce qui est fascinant c’est que c’est bien ce non-identifiable qui est senti physiquement. Nous mesurons ainsi tout ce qui, de ce que nous disons percevoir, tient à des projections: «  qu’il y ait là un cube », c’est ce qui est revendiqué par toutes les individualités présentes dans la pièce, étant entendu que chacune d’entre elles suppose, extrapole, projette hypothétiquement cette présence d’UN cube à partir d’un flux continu de sensations que l’on synthétise dans la possibilité d’un espace où s’élève UN cube.
        Cet objet: cube n’est jamais senti en tant que cube. En toute rigueur, il est perçu en tant qu’objet sensible. Et il faut concentrer toute notre attention sur la différence entre ce qui est senti et ce qui est sensible, c’est-à-dire potentiellement, possiblement senti. Qu’est-ce qui est senti? Si nous en restons au sens de la vue, nous pourrions dire, une succession assez chaotique, fragmentée de faces, d’arêtes, de coins. Il faut qu’il y ait donc en nous une continuité mémorielle pour affirmer qu’il s’agit du même objet. Mais d’où peut venir cette continuité? De ceci que le souvenir de la face A se maintient dans l’instant où je vois la face F. Mais comment serai-je  capable de réaliser cette opération de rétention primaire si je ne disposais pas d’UNE mémoire, si, donc, je ne disposais pas d’un principe d’individualité?
        Que je sois un individu me permet de disposer d’une continuité qui assure l’identité dans le temps de fragments que pourtant, à parler strictement je ne vois jamais "ensemble, synthétiquement (je ne vois jamais toutes les faces du cube en même temps) » Mais comment pourrais-je assurer cette fonction de continuité mémorielle dans le temps qui me permet de synthétiser toutes les faces du cube si cela n’entrainait pas non plus des répercussions dans l’espace, à savoir que ces faces que je ne vois vraiment que successivement doivent bien « en droit » (évidemment beaucoup de choses à dire sur cette formulation: « en droit ») être visibles par celles et ceux qui les voient ou qui les verraient si elles étaient là. Cela signifie que nous présupposons constamment la présence des autres dans l’espace quand nous disons d’un flux de sensations que nous relions par la continuité temporelle de nos rétentions primaires qu’il est UN objet.
        Maintenant, nous commençons à saisir que c’est exactement de cela dont le Robinson de Tournier nous parle quand il évoque ce « fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers ». Gilles Deleuze désigne exactement la même chose en termes plus philosophiques lorsqu’il parle de « cette structure qui préexiste, comme condition d'organisation en général, aux termes qui l'actualisent dans chaque champ perceptif organisé le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a-priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C'est celle du possible. »
         
                    

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