mercredi 4 novembre 2020

L'inconscient

 


1) Définition: l’inconscient comme substantif et non comme adjectif

                        On ne peut comprendre l’Inconscient, dans son sens le plus fort et le plus déstabilisant qu’en le distinguant d’abord de l’ignorance et de l’inconscience:
            Ignorer c’est ne pas connaître et nous pourrions rajouter: « des choses ou des doctrines, des théories « extérieures » à nous ». La connaissance se distingue de la conscience et il est donc logique que les contraires de chacune de ces notions soient eux aussi distincts. Prendre connaissance de la pandémie n’est pas du tout la même chose qu’en prendre conscience. Si je la connais, cela veut dire que j’en suis informé, que j’essaie de comprendre ses mécanismes, mais elle demeure extérieure à moi, comme un objet dont je suis libre d’entreprendre de la connaître ou pas. Connaître une chose suppose la mise en œuvre d’un savoir objectif à l’égard de cette chose sans qu’à aucun moment elle ne devienne une affaire qui implique un rapport à soi-même. Je la connais, je sais qu’elle existe, mais je peux parfaitement ne pas me sentir concerné. Il en va évidemment tout autrement de la conscience que j’en prends. Je réalise alors que cette pandémie existe sur un tout autre plan que celui-là seul de l’objectivité. Je considère qu’elle n’est pas seulement un élément extérieur sur lequel je pourrai objectivement scientifiquement me pencher. Elle s’impose à moi comme une réalité à l’égard de laquelle il faut que je m’engage, que je m’implique. Ça  devient mon problème. Autant la connaissance suppose donc un rapport entre soi et une réalité extérieure, autant la conscience présuppose un rapport à soi.

        Si nous réfléchissons à cette première distinction entre conscience et connaissance, nous comprenons pourquoi l’ignorance est incroyablement moins déstabilisante, troublante que l’inconscient. Autant il serait vraiment déraisonnable d’attendre d’un humain qu’il connaisse « Tout », autant il peut sembler justifié qu’il soit conscient de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de ce qu’il pense, de ce qu’il fait. C’est finalement sur ce présupposé dont nous verrons qu’il est hautement discutable que notre existence citoyenne, politique, sociale, morale, légale se constitue. Tout citoyen a à répondre de ses actes pour la bonne et simple raison qu’en tant qu’être conscient, il sait ce qu’il fait. Si je suis conscient, je me rends compte de mes actes et de ce qui se passe dans mon esprit, j’exerce une maîtrise sur eux. Je suis donc libre de faire ou de ne pas faire ceci ou cela, Par conséquent. Je suis responsable aux yeux des autres, des lois, de la société en général,  de ce que je fais et de ce que je pense.
         


Mais s’il est avéré que ce rapport de transparence par le biais duquel je me rendrais immédiatement compte de tout ce que je fais ou de tout ce que je ressens n’est aucunement viable, efficient, et qu’il existe dans ce rapport de moi à moi-même de l’opacité, de l’obscurité, du décalage, alors, tout se complique. Comment, en effet, considérer une personne responsable si elle ne sait pas exactement ce qu’elle fait ni ce qu’elle pense. Si, comme le dit Nietzsche, ce n’est pas moi qui pense, mais la pensée, ou « une » pensée qui se pense à travers moi, alors qui agit quand j’agis? Se pourrait-il que nous ne soyons que les agents d’actions combinées, aléatoires, absurdes qui ne feraient que s’effectuer en nous et qui nous utiliseraient comme de simples métaux conducteurs au travers desquels passeraient leurs différents courants?
        Il ne convient pas du tout de répondre trop facilement « oui » à cette possibilité, en particulier du point de vue de Sigmund Freud lui-même, c’est-à-dire du théoricien de cet inconscient psychique car il existe selon lui une différence entre l’acte de reconnaître l’existence de cet inconscient et le fait de lui céder ou du moins de lui accorder tout pouvoir sur l’individu, et c’est bien là l’enjeu de ce que l’on appelle la psychanalyse. Pour le dire en d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il y a de l’inconscient dans la psyché de tout individu qu’il serait impossible de faire émerger certains éléments de cet inconscient à la conscience et de gagner ainsi une forme de maîtrise de soi  ou du moins de lucidité sur soi.  Avec Freud, comme nous le verrons, nous sommes confrontés à un tout autre « connais-toi toi-même » que celui de Platon ou de Socrate. Pour les deux philosophes grecs, cette maxime signifiait « ne te prends pour ce que tu n’es pas ,  ne tombe pas dans la démesure de te croire plus que tu n’es et de ne pas t’occuper de ton âme », en premier lieu. Pour Freud, se connaître soi-même signifie d’abord: « accepte de reconnaître qu’il existe en toi une part de toi qui échappe à ton contrôle et essaie de la faire advenir à la surface de ra parle (talking cure) pour comprendre les ressorts qui sommeillent en toi.

        Il importe également de bien saisir la différence entre l’inconscient et l’inconscience, laquelle désigne simplement un moment d’absence, une folie passagère. On peut agir de façon insouciante, inconsciente tout simplement par manque de concentration. Etre inconscient en ce sens là, c’est simplement manquer de conscience. Le substantif, comme son nom l’indique pose , au contraire, qu’il y a un inconscient substantiel, positif. Il existe en chacun de nous une force qui s’active et qui crée positivement de l’opacité, de la méconnaissance de moi à moi-même. C’est exactement comme découvrir qu’un inconnu habite dans votre maison, à votre insu. Quand on dit de quelqu’un qu’il fait preuve d’inconscience, on signifie seulement qu’il n’a pas mesuré le risque ou la gravité d’une situation.  C’est un usage affaibli qui repose simplement sur l’idée selon laquelle nous serions fondamentalement et originellement, naturellement, génériquement conscients et l’inconscience ne définit alors que des moments durant lesquels cette surveillance de la conscience « cède », un peu par faiblesse, par manque de « tenue ». Nous pourrions donc parler de cette catégorisation comme du sens premier de ce ‘être inconscient signifie, c’est aussi le sens affaibli qui ne nous intéresse pas. A bien y réfléchir nous pouvons affirmer qu’il existe 4 sens de ce qu’être inconscient veut dire:

 
a) Être inconscient - Celui que nous venons de voir et dont il ne sera pas question dans ce cours: on est inconscient quand on se laisse aller, quand on ne maintient pas le principe de cette auto-surveillance de la conscience à l’égard de nos actes.

 


b) Les petites perceptions chez Leibniz (1746 - 1616). On peut également parler d’ « inconscient physique ». Leibniz n’utilisait pas ce terme mais il a évoqué ces « petites perceptions » que nous enregistrons sans vraiment nous en rendre compte. Dans les nouveaux essais sur l’entendement humain (écrit en 1704 et publiés en 1765), Leibniz prend l’exemple de la mer. Sur une plage, nous entendons le bruit de la mer. Pour qu’il insiste ainsi à nos oreilles, il faut bien que quelque chose se soit manifesté à nous, quelque c chose que nous avons assimilé, réceptionné. On peut dire tout simplement qu’un milieu nous impacte en nous envoyant des stimuli que nous percevons grâce à nos capteurs sensoriels. En l’occurrence nous parlerons ici du mugissement des vagues. C’est un bruit assourdissant. Pourquoi? Parce qu’il est composé de cette incroyable et incomptable profusion de gouttelettes de chaque vague qui s’abattent sur le rivage. Leibniz fait ici valoir un raisonnement apparemment simple mais dont les conséquences sont pourtant très troublantes. J’entends une totalité et je dis consciemment j’entends le bruit de la mer, mais comment pourrais je entendre ce tout sans en percevoir aussi chacune des infimes parties puisque de fait ce tout est composé d’une multitude de parties? Des parties au tout, nous passons d’un format de choses que nous percevons inconsciemment à une autre dimension de ces mêmes choses mais que nous percevons consciemment. 
                    Il n’y a pas des choses que nous percevrions inconsciemment et d’autres choses que nous percevrions consciemment. Ce sont les mêmes choses mais approchées de façon différente. Cela signifie que si nous exercions sur nous-mêmes un effort « énorme » d’attention visant à faire passer des choses captées inconsciemment à l’état conscient, nous pourrions jouir d’une sorte de sensibilité à l’infime qui nous mettrait en phase avec le fil d’une incroyable continuité dans l’univers. Ce serait finalement l’univers lui-même.Soyons clair: cet effort n’est pas humain. Selon Leibniz, nous pourrions dire qu’il est le privilège de Dieu: « Ces petites perceptions sont donc de plus grande efficace par leur suite qu'on ne pense. Ce sont elles qui forment ce je ne sais quoi, ces goûts, ces images, ces qualités des sens, claires dans l'assemblage, mais confuses dans les parties, ces impressions que des corps environnants font sur nous, qui enveloppent l'infini, cette liaison que chaque être a avec tout le reste de l'univers. On peut même dire qu'en conséquence de ces petites perceptions, le présent est gros de l'avenir et chargé du passé, que tout est conspirant et que dans la moindre des substances, des yeux aussi perçants que ceux de Dieu pourraient lire toute la suite des choses de l'univers. Quae sint, quae fuerint, quae mox futura trahantur.("qui sont, qui ont été, et qui surviendront dans l'avenir,", Virgile)». 
            Mais cela signifie aussi que la perception de l’éternité est là, nous serions tentés de dire « à notre portée » (mais évidemment, c’est faux) dans cet effort surhumain de sensibilité qui nous rendraient capables de saisir l’infiniment petit, le pire étant que nécessairement je l’ai perçu puisque j’entends le bruit de la vague mais que je n’en suis pas conscient.  C’est la raison pour laquelle le « subliminal »  nous fascine autant: nous faisons partie intégrante d’un univers dont chaque « morceau » est tellement et intimement lié l’un à l’autre que tout est en communion. Cela veut dire qu’en tant que partie de l’univers, tout l’univers est en interaction avec moi sans que je m’en rende compte, mais si c’était le cas, je perdrai l’univers dans son entièreté, je serai la conscience claire d’un univers enfin transparent à lui-même. Bref je serai Dieu (Youpi!). Dieu, finalement, c’est une affaire de perception ou plus exactement d’attention portées à nos perceptions. Etre Dieu, est « là « , c’est une condition qui est comme intégrée dans chaque bruit, dans chaque vision, dans chaque goût. C’est probablement la raison pour laquelle la madeleine de Proust nous fascine autant. Cet incroyable effort du narrateur pour faire passer un souvenir de l’état inconscient à l’état conscient n’est ni plus ni moins, en fait, qu’un effort pour percevoir que nous sommes finalement constitués de toutes les sensations que nous avons ressentie et qu’en tant que nous serions capable de nous souvenir de chacune de ces sensations, de leurs trajets, nous aurions une pleine et entière conscience non seulement de nous, mais aussi de l’univers et plus important encore du temps (mais c’est plutôt ce que Bergson appelle la durée). Dans Dune  de Frank Herbert (pour les fans de SF) c’est le Kwizatz Haderach. 
   


c) L'inconscient selon Nietzsche - Il y a également la conception Nietzschéenne de l’inconscient. Parmi les trois philosophes que l’on considère comme les initiateurs de la philosophie « moderne » (cassant la notion de sujet), Marx, Nietzsche et Freud, Nietzsche est sans aucun doute celui qui donne à l’inconscient une puissance et un rôle incommensurable aux deux autres auteurs, notamment parce qu’il y a quelque chose de naturel dans l’inconscient, quelque chose qui d’ailleurs nous amène à nous défier de la conscience. Marx n’évoque jamais l’inconscient mais il considère que nous naissons toutes et tous dans ces milliers sociaux qui à notre insu déterminent nos actes, nos pensées, notre être. Nous verrons dans la totalité de ce cours la conception de Freud (sens d). Nietzsche est beaucoup plus proche du tout premier philosophe à voir vraiment donner tout son poids à la notion d’inconscient sans jamais le nommer de cette façon: Spinoza. 
             
Qu’est-ce que la réalité pour Nietzsche? Une débauche de forces chaotiques et dynamiques dans la libération desquelles exister se fait pour tout ce qui existe, tout ce qui croît: hommes, bêtes, plantes, galaxies, organismes divers, etc. (N’oublions pas que Nietzsche a été marqué par la lecture de Schopenhauer). Que sommes-nous dans tout ça, nous humains? Des pulsions, des combinaisons d’affects. Nous nous constituons dans le flux de cette émission de forces multiples, chaotiques et contradictoires. Mais nous sommes dotés de la capacité d’interpréter cette réalité et c’est en cela que nous sommes des volontés de puissance. Nous sommes donc en situation de pouvoir favoriser en nous l’épanouissement de la vie en hiérarchisant ces pulsions dont nous sommes constituées de telle sorte que les plus faibles ne dominent pas les plus fortes, c’est-à-dire que les pulsions conservatrices ne réduisent pas en esclave les pulsions créatrices. On peut dire que la volonté de puissance c’est la réalité interprétée de telle sorte que l’épanouissement de la vie s’y libère. Mais l’on peut, sous l’effet de certaines religions par exemple, ou tout simplement de rencontres, d’expériences malheureuses , faire triompher les pulsions faibles comme celles de la réaction, du ressentiment, de la culpabilité, du remords, de la repentance, du culte de l’ego, du confort, de la veulerie, de la mesquinerie, de l’étroitesse d’esprit, du calcul, de l’ambition personnelle, etc. 
                Nietzsche en déduit une classification des personnes sur lesquelles de très nombreux malentendus se sont opérés. « Il faut protéger le fort contre le faible »: qu’est-ce que cela veut dire? Sûrement pas qu’il soit nécessaire de protéger l’aryen de souche contre le juif créancier, mais plutôt Van Gogh contre Jeff Bezos (PDG d’Amazon) ou Mark Zuckerberg (FaceBook). Aussi anachronique (et impossible) soit-elle, cette lutte met en présence un peintre dont la volonté de puissance a su hiérarchiser les pulsions de telle sorte que la vie, par son oeuvre, s’accroît, s’auto-féconde, se libère. Nous entendons souvent des PDG d’entreprises en plein développement nous décrire par le menu « une existence partie de rien et arrivée au pinacle des plus hautes sphères de la société ». Mais de quoi s’agirait-il dans les termes de la philosophie Nietzschéenne? De volontés de puissance qui, parties de ce qu’elles étaient, sont descendues encore plus bas que ce qu’elles étaient au départ, et ne cessent de descendre au gré d’une vitesse sans cesse plus vertigineuse au fur et à mesure que leur fortune s’accroît. Ce que ces hommes d’affaires peuvent faire dans la société est exactement inversement proportionnel à ce qu’ils peuvent faire de leur vie et dans la vie, autant dire qu’ils ont autant de pouvoir qu’ils ont peu de puissance.  
                 

Qu’est-ce Mark Zuckerberg finalement? Un ado timide, craintif et refermé sur lui qui est parvenu à faire de son complexe relationnel un mode de relation médiatisé et virtuel à Autrui, entrainant ainsi dans sa perception psychotique de l’être humain des millions d’abonnés. Comment s’opère cette hiérarchisation si cruciale dont dépend notre être: surhomme (Van Gogh) ou esclave (Zuckerberg) ? Par deux étapes: la première nous menant du petit moi au Soi et la seconde du Soi au moi supérieur, c’est-à-dire au moi créateur. Qu’est-ce que le petit moi? C’est ce que l’on pourrait appeler cette membrane offerte à tous les coups de l’extérieur, aux influences, aux chocs, aux mouvement d’adhésion. Notre petit moi c’est ce qui nous fait plier à la moindre tentation addictive et nous rallier aux troupeaux de tous les addicts à Netflix, Amazon, FaceBook, etc. La tentation est donc grande et toujours menaçante de passer de cet être de surface à un être totalement superficiel. C’est ce qui arrive si nous ne passons par le Soi: « Sens et esprit ne sont qu’outils et jouets, derrière eux se cache encore le Soi. Le Soi cherche aussi avec les yeux des sens, il écoute aussi avec les oreilles de l’esprit. Toujours le soi écoute et cherche: il compare, soumet, conquiert, détruit. Il règne et il est aussi le maître qui règne sur l’esprit. Derrière tes pensées et sentiments, mon frère, se tient un maître impérieux, un sage inconnu, il s’appelle Soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. » 
                
De notre corps, notre vrai corps, qu’est-ce qui se nourrit de nos addictions à ces effets de surface (orchestrés par les gafam)? L’obésité, la faiblesse d’âme, le manque de courage, l’esprit de suivisme. Il faut s’en remettre à notre corps, à notre corps propre, étant entendu qu’il réside dans une complexion biologique nécessairement unique et exclusive. Le terme clé pour saisir cette thèse est celui d’idiosyncrasie. On l’utilise notamment en botanique pour désigner un individu unique en son genre, qui fait genre donc en lui-même. Faire genre est le propre des personnes stylés. Tout artiste fait genre finalement. En médecine, « le rapport qui constitue la particularité de tout être, de chaque état pathologique ou physiologique est la clef de l’idiosyncrasie, sur laquelle repose toute la médecine ». Cette affirmation de Claude Bernard est vraiment déterminante parce que ce support idiosyncrasique de la médecine définit aussi sa limite externe, ce moment où le médecin ne peut plus appliquer de solutions générales à une complexion particulière, ce seuil où certains soignants rendent les armes, incapables qu’ils sont d’appliquer des traitements distincts, exclusifs, originaux à des corps dont il leur faut reconnaître qu’ils sont infiniment particuliers. C’est peut-être aussi le moment où la guérison cesse d’être l’affaire de la médecine pour devenir ce qu’elle a toujours été: l’affaire du patient. La dynamique du mouvement défendue pour Nietzsche va finalement dans le sens opposé de celui de la psychanalyse de Freud. Il n’est pas question d’aller de l’inconscient à la conscience mais de la conscience à l’inconscient du corps par le bais d’une hiérarchisation des pulsions au fil de laquelle le corps reconnaîtra les siennes, les plus nobles, les plus pures, les plus à même de faire style, de nourrir l’esthétisation de la vie de cette matrice qu’est l’idiosyncrasie du corps. S’en remettre à cet inconscient là, c’est devenir ce que l’on est: auteur de sa vie.
d) La perspective de Sigmund Freud (1856 - 1939)  est très différente, d’abord parce que c’est en tant que médecin qu’il aborde cette question, en tant qu’il est confronté à un certain type de troubles mentaux qu’il ne prend pas en compte de la même façon que ses collègues de cette époque (Théodor Meynert). C’est par l’hystérie que Freud en est petit à petit venu à cette notion d’inconscient. A bien des égards, sa démarche est scientifique: il part d’observations et considère que ses thèses sont davantage de nature que les autres à expliquer ses troubles. Si la psychanalyse ne peut être considéré comme une science, contre l’avis de Freud lui-même, ce n’est pas parce qu’elle serait inefficace, mais plutôt parce qu’elle donne à l’interprétation de l’analyste un rôle trop important qui ne peut pas se mesurer avec le travail d’explication d’un physicien ou d’un chimiste. Cette question de savoir si le propre d’une théorie est d’interpréter ou d’expliquer reste néanmoins largement sujette à caution, comme nous le verrons dans le cours sur la vérité. 
                 
Comment Freud en est-il venu à concevoir l’existence d’un Inconscient dans la psyché de l’individu? Les patientes hystériques souffraient notamment de paralysie de certains membres et de cécité (aveugle). Pourtant, ces pathologies n’étaient pas repérables d’un pur point de vue physiologique. En d’autres termes, il était impossible de relever la trace de ces paralysies sur le corps des patientes, pas davantage que l’origine de leur cécité dans une affection de leur nerf optique. Le corps de ces patientes n’était pas atteints. Elles étaient physiquement aptes à marcher et à voir pourtant elles disaient qu’elles ne pouvaient ni marcher ni voir. Par conséquent la plupart des médecins de cette période (fin 19e début 20e) n’accordaient aucun crédit aux discours de leurs patientes et les considéraient comme des simulatrices. C’est sur ce point que Freud était en désaccord: que ces patientes se racontent une histoire en se croyant paralysées ou aveugles: cela ne fait aucun doute, mais ce n’est pas pour autant qu’elles font semblant de ne pas pouvoir marcher ou de ne pas pouvoir voir. Il est possible que ces troubles soient des symptômes manifestes faisant signe d’un traumatisme caché, comme une façon pour la patiente de faire sortir « quelque chose » qu’elle se serait inconsciemment dissimulé à elle-même. 
                   

Mais ce n’est pas parce qu’un trouble n’a aucune origine physique qu’il est fictif ou simulé. La pensée est assez étroitement mêlé au corps pour que le corps soit la manifestation de dysfonctionnements de la pensée, ces dysfonctionnements étant toujours en rapport avec un processus de dénégation, de refoulement, de refus d’une réalité dérangeante et déterminante. Nous refusons de prendre en compte des désirs, des expériences, des souvenirs, des composantes affectives ou sexuelles qui font pourtant bel et bien partie de nous, c’est de cette contrariété que naissent des symptômes, des troubles plus ou moins graves, tout simplement parce que ces éléments dynamiques de notre vie sexuelle et affective ne peuvent rester « lettre morte », se satisfaire d’être ainsi étouffés. Il existe donc des points de comparaison entre ses travaux et les thèses de Schopenhauer (qu’il avait lues) et celles de Nietzsche (dont il prétend qu’il ne les a pas lues tout en reconnaissant avoir conçu l’instance du « ça »  en référence à son oeuvre, ce qui est contradictoire - Disons qu’il n’a pas la connaissance de l’oeuvre de Nietzsche dans son intégralité) puisque Freud insiste sur l’impossibilité radicale de réduire la psyché de l’être humain socialisé à la conscience. Toutefois, si Nietzsche n’a jamais diminué l’importance de la sexualité dans la compréhension de la volonté de puissance, il ne la considère pas comme la seule force de cette persévérance dans l’être que désigne cette volonté. Nietzsche évoque parfois le ça pour désigner le caractère impersonnel et naturel de la vie. Pour Freud, le ça deviendra le principe de plaisir exclusivement animé par une motivation sexuelle. 
             
On mesure pleinement l’écart entre Nietzsche et Freud sur trois points:
-  Autant pour Nietzsche le ça (mais évidemment ce n’est pas exactement le même ça) est ce qui permet au petit moi de se libérer du troupeau par l’idiosyncrasie et de progresser vers ce qu’il a à devenir: le moi supérieur, autant pour Freud le ça est ce dont il convient de favoriser l’expression pour la diminuer et pour favoriser la bonne santé du patient: « là où le ça était, le je doit advenir ». Freud utilisait une image particulièrement forte pour exprimer la nature interminable et infini de toute psychanalyse: « Nous n’en aurons jamais fini avec l’assèchement du Zuyderzee. » Il compare le travail mené par les néerlandais afin de gagner des terres cultivables sur la mer à celui du patient qui doit gagner sur le ça pour installer progressivement son Je. Cet « assèchement » est donc opportun, alors qu’il ne le serait aucunement pour Nietzsche. 
- D’autre part, la volonté de puissance est composée de forces qui sont inconscientes naturellement pour Nietzsche alors que l’inconscient de Freud est ce qui nait du refoulement de la sexualité chez le sujet socialisé, lequel ne peut pas ne pas avoir d’inconscient mais n’est pas naturellement doté d’un inconscient. 
- Enfin on mesure bien la différence de considération de l’inconscient entre Freud et Nietzsche en prêtant attention à leur conception de l’art. Autant pour Nietzsche l’art est la force active la plus à même d’épouser et d’accroître le développement en nous de la puissance d’adhésion à la vie, autant pour Freud elle est simplement une activité de sublimation permettant à l’artiste de dépasser le refoulement de ses pulsions sexuelles  (Léonard De Vinci).
 

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