mercredi 11 novembre 2020

CSD 2020 (Cours Semi-Distanciel) Tle 2 - 12/11/2020

 (Si certaines ou certains élèves en distanciel souhaitent disposer de l'enregistrement audio du cours, il suffit de m'envoyer un mail et je leur enverrai le fichier audio)

    

(Nous avons beaucoup parlé de l'inconscient Freudien, la dernière fois. Cela nous permettra d'aborder les thèses de cet auteur au travers du film de John Huston: "Freud Passions secrètes", mais pour l'heure, il nous faut terminer le cours traitant la question:"Suis-je l'auteur de ma vie?", notamment parce que les derniers éléments d'une dissertation doivent être non seulement les plus convaincants mais aussi les plus impliqués)

            C’est comme si les circonstances de la vie nous imposaient des « rôles », des places, des situations qu’il n’est aucunement en notre pouvoir de refuser ou d’accepter. De fait, comme le pense Jean-Paul Sartre, nous n’avons pas d’autres scènes, pas d’autres réalités à incarner, mais là où le philosophe existentialiste voit l’exercice d’un libre arbitre ne s’effectue authentiquement qu’une assomption toute à la fois morale et esthétique qui permet à l’auteur de dépasser l’agent et de s’effectuer dans ce doublage de l’identité narrative, dans cette constitution en récit d’une vie dont on subit d’abord l’impact physique.  « Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner » dit Joë Bousquet. Les évènements de notre vie sont « là » comme des figures imposées, autant dire qu’ils sont quasiment hors du temps. Nous ne pouvons être ce que nous sommes qu’en assumant cette impersonnalité et cette intemporalité des faits qui nous arrivent et qui, de ce point de vue, nous « font », nous constituent. Mais alors en quoi consistons-nous? Quelle est cette efficience dont je pourrai dire qu’elle est mienne ou qu’elle est « moi » dans ce véritable « laminoir », dans cette « machine à broyer » qu’est cette succession de fatalités factuelles au travers desquelles toute vie passe et se fait broyer ?
       

La réponse se situe exactement dans la perspective pointée par Gilles Deleuze de la quasi-causalité. On est l’auteur de sa vie lorsque l’on se révèle capable d’être plus, ou mieux ou différemment ce que nous sommes, exactement comme Joë Bousquet va créer « une certaine façon » d’être handicapé des deux jambes, ou Job d’être le jouet d’un Dieu qui fait le fanfaron aux yeux du diable. De la même façon que Javier assume et personnalise par son récit la situation qui lui fut faite d’opposant politique « amoureux », nous devenons les auteurs de notre vie lorsque nous nous ingénions à vouloir les évènements qui nous arrivent parce que nous avons compris qu’ils sont pour nous la seule occasion d’être ce que nous sommes. Cela nous donne en même temps toute latitude pour le vouloir d‘une certaine façon, avec une certaine intensité. C’est là tout le sens de la célèbre admonestation d’Epictète: « n’essaie pas de vouloir que ce qui arrive arrive comme tu le veux mais fais en sorte de vouloir qu’elles arrivent comme elles arrivent et tu seras heureux. »
        Etre l’auteur de sa vie ne consiste plus ici à décider des évènements de sa vie mais à les vivre au gré d’une intensité « voulante », de telle sorte que notre puissance d’agir s’y effectue, s’y libère. Qu’est-ce que ça veut dire?  Qu’aucun de nous n’a à se situer en tant que décideur de sa vie mais simplement en tant que modérateur des variables d’intensités de toutes ses séquences de vie. Tout ce que j’ai à faire, c’est à vouloir ce qui m’arrive en même temps que cela m’arrive et plus que tout à le vouloir intensément. Joë Bousquet n’a pas à vouloir son infirmité mais à vouloir en elle, parce qu’il n’est Joë Bousquet nulle part ailleurs que dans cette infirmité. Nous voyons bien ici dans ce stoïcisme moderne tout ce qui sépare la quasi-causalité de la thèse de Sartre parce qu’il n’est nulle part question de choix mais de puissance. On pourrait presque dire de « voltage ». Que suis-je à ma vie? La réponse est : « son intensification » et cette intensité forte a nécessairement à voir avec l’art parce qu’une oeuvre n’est ni plus ni moins que la saisir de « ce qui oeuvre » dans le réel , ce qui s’y accomplit en tant que nature naturante ou pour Nietzsche en tant que « volonté de puissance ». Il s’agit finalement ni plus ni moins que de s’efforcer continument « d’être plus » dans ce brassage de passions par le filtre duquel nous nous efforçons d’exister, de tenir, de maintenir notre désir d’être, d’augmenter notre puissance.
        Le mouvement d’être l’auteur de sa vie passe ainsi moins par la tentative de diriger que par la capacité à s’affûter, à se raffiner comme on dit de l’essence d’une substance chimique. De cette matière grossière et mixte que je suis d’abord en tant que nous faisons tous continuellement l’objet de parasitages, de jeux d’influence et d’édulcorations diverses visant à nous faire entrer dans le troupeau des gens normaux, il me faut parvenir à l’essence purifiée d’une stricte et exacte venue au monde.
          

Dans le fait d’être soi-même, s’effectue toute autre chose que la réalisation d’une évidence à savoir la promesse et l’ouverture d’un cheminement. « Moi » n’est pas ce que je suis, mais ce qu’il me reste à devenir dans l’épreuve épuisante et esthétique d’un perpétuel dépassement. Oedipe n’est pas tant le personnage d’une tragédie que le devenir tragique, esthétique de tout homme. Il n’est pas en son pouvoir d’être quelqu’un d’autre que le meurtrier de son père et l’amant de sa mère mais ce qui est en son pouvoir c’est de le savoir et de l’assumer dans le trajet sidérant d’une vie qui, de ce fait, devient la matière esthétique d’une histoire, d’un destin tragique.
        En un sens, il faut contrarier ce premier mouvement qui nous a conduit à interpréter la vie d’Oedipe comme celle d’un homme injustement voué à vivre une autre existence que la sienne. Ce qui s’effectue, au contraire dans cette tragédie, c’est ce mouvement insistant, presque entêté par le biais duquel un homme va peu à peu se couler dans le creuset abject d’une existence qui nous semble à tous égards « inhabitable », invivable, impraticable.
        Il existe ainsi une lecture particulièrement féconde de la tragédie d’Oedipe, c’est celle qui prête moins attention à ce qu’il devient qu’à son malheur ou à sa chute. Généralement on raconte son histoire en considérant qu’elle finit là où s’effectue en réalité un commencement, à savoir son errance de vagabond aveugle accompagné par sa fille Antigone.
        Oedipe croit d’abord aux fonctions, aux honneurs, aux charges et aux dénominations symboliques. Il pense être le fils du roi de Corinthe, Polybe puis apprend qu’il ne l’est pas, part donc en quête de sa véritable origine, tuant, sans le savoir, son géniteur puis répond à l’énigme de la sphinge, devenant alors roi de Thèbes. Il est d’autant plus le jouet du destin qu’il veut finalement s’en constituer un, destin qu’en un sens, il accomplira en sachant très précisément « qui » il est. De nous lequel peut en dire autant?
        Guidé par sa fille, Oedipe erre dans la Grèce aveugle et « extra-lucide » Nous ne saurons jamais finalement si sa vie est aussi tragique parce « qu’elle était écrite » ou parce qu’il l’a prise vraiment au pied de la lettre, s’efforçant de voir clair dans l’obscur, de porter jusque’à ses conséquences ultimes l’acte de se connaître lui-même, de ne se prendre pour personne d’autre. Il s’est finalement trouvé au-delà ou en-deçà de toutes ces dénominations politiques, familiales, sociales ou politiques. Esthétique vient du grec esthesis qui signifie sensation et de fait c’est encore trop peu que de dire de la vie d’oedipe qu’elle fut au sens littéral « sensationnelle », ou du moins, sur un mode moins provocateur: «  sensitive ». Oedipe n’a cessé de se tromper sur ce qu’il était mais il n’a jamais, pour autant, arrêté de se sentir exister. C’est dire à quel point son existence fut esthétique, notamment par tout ce qui d’elle reste empreint de ce désir d’assumer sa vie qui fut celui d’Oedipe.
          

Avec lui, la notion d’auteur revient à son origine latine: augere qui signifie augmenter. Etre l’auteur de sa vie c’est augmenter le niveau d’intensité de son attention, de sa sensibilité à ce qui nous arrive, quelle que soit la teneur de ce qui nous arrive et en faire une oeuvre, une bifurcation, un style nouveau inattendu, celui de l’élégie (de la plainte) pour Job, de l’errance pour Oedipe. Il ne faut pas voir cette errance comme désespérance mais bien comme une ligne de fuite consentie, épurée, géniale, inattendue, fulgurante et magique. Oedipe inaugure ainsi une façon d’être homme dépassant toutes les images, et tous les rôles, toutes les figures imposées par les fonctions sociales et politiques.
         
Avec le personnage de sa fille, nous avons bel et bien la confirmation de cette lecture, car il ne fait aucun doute que c’est dans le fil de la complicité entre ce père aveugle et sa fille (mais elle est aussi sa demi-soeur) qu’Antigone tisse elle-même la puissance esthétique et tragique de son personnage. Antigone, comme son nom l’indique  et comme Judith Butler le fait remarquer est, dans la langue grecque « anti procréatrice »   (gonos: procréation) mais elle est aussi « anti-famille », « anti-sociale », « anti-légale », « anti-citoyenne », « anti-institutionnelle ». Elle est la femme de l’absolu non-lieu, atopique, anomique, anorexique. Elle met en demeure Créon de contrôler de l’incontrôlable, c’est-à-dire une autorité qui s’investit d’elle-même d’une puissance créatrice inouïe capable d’engendrer des discours aussi imparables, purs, exacts, sincères, vrais (au sens de parrhèsia). Suis-je l’autorité capable d’investir ma vie d’une dimension suffisamment pure, gratuite et pleine pour atteindre ce seuil tragique à partir duquel elle devient une oeuvre? C’est à cette question qu’Antigone répond: « oui ». Elle est la figure la plus pure de l’autorité, défaisant un à un les liens de son obédience à ses fonctions de mère, d’épouse pour se vouer, de son vivant, à la cause d’un mort. Elle est une oeuvre parce que l’histoire dont elle est l’héroïne décrit finalement la catharsis inhérente à la fonction même d’auteur. L’émotion qui s’impose au spectateur de la tragédie   résonne en lui de l’écho d’une dynamique de la purification qui est celle-là même de l’autorité existentielle et stylistique: jusqu’où puis-je aller dans l’efficience auto-affective d’une existence dont je suis à la fois la puissance affectée et affectante, l’auteur et la victime consentante.
        Avec Oedipe et Antigone, nous saisissons la dimension incroyablement paradoxale d’un tel sujet précisément parce que c’est avec ces deux personnages présentés comme les victimes les plus aliénées par un destin atroce que nous sommes précisément mis en présence de l’expression la plus juste et la plus épurée de la liberté. Oedipe et Antigone n’ont pas choisi leur vie mais ils se sont impliqués dans la tâche de devenir leur vie et ce jusqu’à ce que cela fasse « oeuvre ».


 

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