samedi 14 novembre 2020

CSD 2020 HLP - Cours du 17/11: Quelques remarques sur le dernier cours (La dissection, Déborah De Robertis, le texte, etc.)

            Le dernier cours (13 novembre) concernant le texte de Merleau-Ponty (pourquoi l'art nous émeut-il sauf au musée?) a évoqué la dissection. Quel rapport avec l'art ? La médecine a progressé grâce à la dissection et parallèlement on peut dire que l'art s'est fait connaître, s'est peut-être mieux fait comprendre grâce aux musées publics, notamment lorsque ceux-ci exposent des collections privées. Mais le parallèle entre la médecine et l'art peut être approfondi avec beaucoup de profit et nous permettre de mieux aborder la pensée développée par Maurice Merleau-Ponty dans ce texte. Toutefois il faut pour cela bien saisir les termes de ce parallèle: la médecine qui a progressé grâce à la dissection est alors comparable à la connaissance des œuvres par la culture, par l'histoire de l'art. Or la médecine qui a beaucoup gagné à la pratique de la dissection c'est la médecine "mécaniste", celle pour laquelle un corps est d'abord un assemblage d'organes (l'ouverture des corps permet de mieux comprendre son fonctionnement exactement comme l'ouverture du capot permet de comprendre comment le moteur fonctionne). 

                Si nous suivons le parallèle cela signifie que l'exposition des œuvres permet de  mieux les comprendre en tant qu'oeuvre. Si cela était vrai, alors Maurice Merleau-Ponty aurait "tout faux". Mais lorsque nous y réfléchissons, une considération extrêmement simple permet de suivre ce parallèle et de donner a contrario complètement raison à cet auteur. Laquelle? La dissection permet peut-être de comprendre comment un corps fonctionne mais lorsque elle s'opère sur des animaux, elle consiste dans une pratique paradoxale qui commence par priver le corps de cela même qu'en un sens on est censé étudier d'abord, à savoir la vie. De la même façon, la question se pose de savoir dans quelle mesure le fait d'exposer des toiles comme des objets successivement disposés n'enlèverait pas aux œuvres leur nature première, authentique, à savoir qu'elles ne sont aucunement des objets mais des instantanés de vie, de nature naturante (Dieu quoi!) pris sur le vif.

             

Allons encore plus loin: la médecine mécaniste (celle de la dissection et de la "diagnose" (connaître en divisant, en disséquant)) se trompe sur toute la ligne tout simplement parce qu'aussi loin que l'on puisse pousser la connaissance mécaniste d'un corps, c'est-à-dire sa réduction à des organes dont chacun assure une fonction, comme les pièces d'un mécanisme, on ne comprend pas ce qui le fait tenir à la vie parce que cela c'est ce que Spinoza appellerait son conatus, l'effort de son être pour persévérer dans son être, pour accroître  sa puissance et que cela ne peut se disséquer, ni même se diviser. Tant qu'une certaine conception de la médecine s'entêtera dans ce présupposé au regard duquel une maladie ou un dysfonctionnement ne peuvent se traiter autrement qu'à partir de ce schéma d'un corps divisible du corps, elle se réduira à diagnostiquer des pathologies mais pas à les guérir. Identiquement la croyance que l'on comprend une œuvre à partir de son exposition revient à croire que l'on est sensible à l'art pour peu que nous ayons une "culture", une connaissance des mouvements artistiques, des techniques picturales, musicales, etc. bref tant que finalement on se contentera d'une perception anesthésiée à tous points, morbide, chosifiante. C'est exactement comme la dissection d'un animal dont on pense qu'elle nous apprendra quelque chose sur la façon dont il vit, alors même qu'on a commencé par le priver de notre objet d'étude. Le musée se prive de cela même qu'il est censé favoriser, provoquer, à savoir la réalisation de l’œuvre, ce qui fait de la toile une œuvre, et non un trophée devant lequel il conviendrait de s'extasier béatement avant de passer au suivant. Le parallèle est donc très riche: pas davantage que la dissection ne fait comprendre au médecin ce qui rend vivant un corps, le musée ne favorise la saisie de l’œuvre, sa puissance de décharge esthésique, son "trauma", ce que Heidegger appellerait son ouverture à la vérité. ce que la médecine nous fait comprendre du corps c'est comment il fonctionne pas comment il vit. De même ce que le musée nous fait comprendre de l’œuvre c'est quand elle a été faite, par qui, mais pas ce qui en fait une œuvre. Ce que l'on peut reprocher de plus grave c'est qu'en l'exposant, elle la réduit à une chose, à un objet, à une icône qu'il nous faudrait vénérer comme une relique sacrée.

                        

 
                    Comprenons-nous mieux maintenant ce qu'est vraiment une œuvre?  une séquence d'affects dotés de cette puissance de stimulation au gré de laquelle le réel révèle les rouages de son auto-engendrement, et cela à l'occasion d'une pomme ou d'une montagne peinte, d'une musique ou d'un film. Voilà ce qu'est une œuvre. Lorsque Courbet peint, dans l'origine du monde, un sexe féminin, ce n'est ni plus ni moins une œuvre que lorsque Van Gogh peint les souliers de la paysanne, ou Michel Ange la chapelle Sixtine. La vie s'y révèle dans l'aveu de sa puissance d'auto-génération. Que la plupart des spectatrices et spectateurs de cette œuvre ne puisse pas la contempler sans arrière-pensée ne prouve aucunement son caractère pornographique mais bien au contraire la présence d'une telle prédisposition dans l'esprit de leur perception, ce qui justement les empêche de la saisir telle qu'elle est: une œuvre. La performance de Déborah de Robertis ne fait que les encourager dans cette erreur de perspective, puisqu'il est vraiment impossible de réaliser ce qui, du mimétisme de son attitude favoriserait de quelque manière l'abord authentique de cette œuvre en tant qu’œuvre. 

                    

Toutes les performances de cette plasticienne consistent à exhiber son corps dans des contextes de sacralisation  d'une nudité symbolique, politique ou religieuse (Marianne dans une manifestation,  La Vierge Marie à Lourdes, etc.). La nudité des corps est un fait acté mais ce qui fait de l'origine du monde une œuvre c'est l'attention portée au processus d'incarnation de cette nudité là dans ce contexte là, processus qu'il ne saurait en aucune manière être question d'imiter. Là où Courbet célèbre, "souligne", on pourrait dire que Déborah de Robertis "grossit le trait" surligne, manifeste, surtitre. Elle ne facilite en aucune manière la perception juste, attentive, dynamique et finalement très neutre qui devrait elle celle de toute œuvre. Elle la rend impossible au contraire en surchargeant la connotation érotique, impudique, provocatrice du motif au détriment de sa pudeur native, de la dimension traumatique de l’œuvre mais traumatique au sens de première, littérale, spontanée, originelle (ce que souligne bien le titre). On pourrait dire ça autrement: toute œuvre d'art est, en fait, un scandale mais un scandale dont la révélation est d'une justesse et d'une pudeur exacte, sidérante, pure et donc candide: la nature naturante prise en flagrant délit de "se naturer". Comparativement, le scandale de Déborah de Robertis écartant les jambes devant la toile est vraiment petit, dérisoire. Plus on lui accorde de l'importance, plus on brouille le trauma de cette oeuvre d'art. Ce qui est intéressant par contre, c'est de montrer que la petitesse de ce scandale est exactement proportionnel à la faiblesse d'impact que le musée suscite dans son exposition. A son insu la plasticienne nous donne un critère intéressant de la bonne modalité de présentation des œuvres. Comment et où poser cette toile de telle sorte que ce type de performance très peu performative soit impossible, ou du moins y apparaisse pour ce qu'elle est: à côté de la plaque?

                    Dés lors que cette confusion est clairement perçue, on mesure tout ce qu'elle doit au contexte même de toute exposition. Les toiles sont "montrées", elles rendent possible que l'on se montre en les imitant, en évitant ainsi le déploiement authentique inhérent au vrai scandale dans lequel consiste toutes vraies toiles, à savoir libérer de la vérité, prendre en flagrant délit le monde en train de se faire monde. Au contraire, les toiles ne sont pas présentées dans une contextualisation rendant possible et effective la diffusion du trouble, la communication de cet étonnement fécond. L'exhibitionnisme de Déborah de Robertis est donc le reflet parfait du fétichisme des Musées, lesquels se révèlent pareillement inaptes à dévoiler  ce qui fait d'une œuvre une œuvre à savoir précisément son vérité de dévoilement d'aléthéïa, au sens grec du terme, celui que reprend Heidegger. C'est là une erreur de perspective que l'on pourrait assigne à la grammaire. Le "miroir de l'origine" (nom de la performance de De Robertis) c'est la confusion née de la dérivation réfléchie du dévoilement (différence entre dévoiler et se dévoiler). Ce qui se dévoile, dans l’œuvre c'est le réel, pas nous.

                   


Je souhaiterai terminer par un conseil méthodologique qui devrait permettre de clarifier ce texte mais qui s'applique à tous les textes philosophiques. Ceux-ci s'éclairent dés que l'on met à jour l'axe d'une opposition entre ce qui est défendu par l'auteur et ce qui fait qu'il le dit CONTRE une perspective adverse. Dés lors, il suffit de faire deux colonnes dans lesquelles on  répartit clairement les termes s'opposant dans le texte. On met ainsi à jour non seulement les registres lexicaux mais le sens profond de ce qui est défendu. Par rapport à ce passage de Maurice Merlau-Ponty, cela pourrait donner la répartition suivante:

 

Fétichisme morbide de l'exposition dans le musée: révérence - voleur - murs moroses - déperdition - recueillement de nécropole - lumière triste - "oeuvres" (au sens de chef d’œuvre) - histoire de la peinture - faux prestige - fatalités - histoire officielle et pompeuse - imminence d'une régression - nuance pathétique - fleurs au bord d'un précipice - pieuvres et langoustes - prodiges d'un autre monde - atmosphère pensive - glace protectrice - faible palpitation de surface - "messages" historicité de mort - les réconcilier en tant qu'elles sont toutes finies et comme autant de gestes vains.”

perception authentique et vivante des œuvres: joie sobre du travail - joie, peine, colère - tentatives - sentiment plus vrai et plus vivant - travail (il insiste) - hasards au milieu desquels ils sont nés - style et pulsation de son cœur - cette historicité secrète, pudique, non délibérée, involontaire, vivante enfin - chaleur d'une vie - souffle porteur - véhémence de la peinture - les gestes d'un homme - nouer d'un seul geste la tradition qu'il reprend et la tradition qu'il fonde, celle qui le rejoint d'un coup à tout ce qui s'est jamais peint dans le monde, sans qu’il ait à quitter sa place, son temps, son travail béni et maudit, et qui réconcilie les peintures en tant que chacune exprime l'existence entière, en tant qu'elles sont toutes réussies (ici Merleau-Ponty suggère que tous les peintres se rejoignent finalement dans l'infini d'un seul et même infinitif: peindre)

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